Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/278

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

telle qu’elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Lorsque Samson lui fit courber la tête et la poussa à coups de pied sous le couperet, elle se mit à crier : « Encore un moment, monsieur le bourreau, encore un moment ! » Eh bien, pour cette minute, le Seigneur lui pardonnera peut-être, car il est impossible à l’âme humaine d’imaginer une situation plus douloureuse. En lisant ce récit, j’avais le cœur serré comme par des tenailles. Et que t’importe, vermisseau, qu’en faisant ma prière du soir, j’aie songé à implorer la miséricorde divine pour cette grande pécheresse ? Si je l’ai fait, c’est peut-être parce que, depuis qu’elle est morte, personne sans doute ne lui a jamais accordé un pieux souvenir. Et dans l’autre monde il lui sera agréable de penser qu’il s’est rencontré sur la terre un pécheur comme elle, qui, une fois du moins, a prié pour le salut de son âme. Pourquoi ris-tu ? Tu ne le crois pas, athée. Mais qu’en sais-tu ? D’ailleurs, ta relation est infidèle : si tu as écouté ma prière, tu dois savoir que je n’ai pas prié pour la seule comtesse Du Barry ; voici ce que j’ai dit : « Donne, Seigneur, le repos à l’âme de la grande pécheresse qui fut la comtesse Du Barry, et à tous ses pareils » ; or c’est tout autre chose, car il y a beaucoup de grandes pécheresses qui lui ressemblent, beaucoup de gens aussi qui ont connu toutes les vicissitudes de la fortune et qui maintenant, dans l’autre monde, souffrent, gémissent et attendent. J’ai également prié alors pour toi, ainsi que pour les insolents et les effrontés, tes pareils, puisque tu tiens à savoir comment je prie…

— Allons, c’est bien, en voilà assez, prie pour qui tu voudras, que le diable t’emporte ! interrompit violemment le neveu. — C’est un érudit que nous avons là, vous ne le saviez pas, prince ? ajouta-t-il avec un sourire forcé : — à présent il ne fait que lire toutes sortes de livres et de mémoires…

— Votre oncle, après tout… n’est pas un homme dépourvu de sensibilité, observa le prince.

Il devait faire un effort sur lui-même pour adresser la parole au neveu, qui lui déplaisait extrêmement.