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si étrange qu’il s’arrêta net. En même temps, un souvenir récent, sombre et pénible revint à l’esprit de Muichkine. Debout, immobile, il considéra pendant quelque temps les yeux de Rogojine, lesquels, dans le premier moment, parurent briller d’un éclat plus vif encore. À la fin, Parfène Séménitch sourit, mais il était un peu troublé et comme interdit.

— Pourquoi me regardes-tu si fixement ? murmura-t-il ; — assieds-toi !

Le prince s’assit.

— Parfène, dit-il, — parle-moi franchement, savais-tu ou ne savais-tu pas que je viendrais aujourd’hui à Pétersbourg ?

— Je me doutais bien que tu viendrais, répondit Rogojine, — et tu vois que je ne me trompais pas, continua-t-il avec un sourire aigre, — mais comment pouvais-je savoir que tu arriverais aujourd’hui ?

Il prononça ces mots avec une sorte de brusquerie irritée qui ajouta encore à l’étonnement et à l’embarras du visiteur.

— Quand même tu l’aurais su, pourquoi te fâcher ainsi ? reprit doucement le prince.

— Mais toi, à quel propos m’adresses-tu cette question ?

— Tantôt, en sortant du wagon, j’ai aperçu une paire d’yeux tout pareils à ceux que tu dardais sur moi par derrière il y a un instant.

— Bah ! À qui donc appartenaient-ils ? murmura d’un air louche Rogojine.

Le prince crut remarquer qu’il frissonnait.

— Je ne sais pas ; c’était dans la foule, il se peut même que j’aie été dupe d’une illusion ; je suis maintenant sujet à cela. Ami Parfène, je me sens presque dans l’état où j’étais il y a cinq ans, lorsque j’avais des attaques.

— Eh bien, en effet, tu as peut-être eu la berlue ; je ne sais pas… dit entre ses dents Rogojine.

Malgré ses efforts pour donner à son visage une expres-