Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/302

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main droite de ma mère et lui joignis les doigts : « Bénissez-la, matouchka, dis-je, elle va m’épouser. » Elle baisa avec sentiment la main de la vieille. « Ta mère a certainement beaucoup souffert », me dit-elle. Le livre que voici attira son attention : « Eh bien, fit-elle, tu t’es mis à la lecture de l’histoire russe ? (Elle-même m’avait justement dit à Moscou : « Tu devrais t’instruire un peu, lire au moins l’Histoire russe de Solovieff, tu ne sais rien du tout. ») Tu as raison, approuva-t-elle, continue. Si tu veux, je te donnerai moi-même une liste des ouvrages que tu dois lire avant tous les autres. « Et jamais, jamais jusqu’alors elle ne m’avait parlé de la sorte, si bien que ce langage me stupéfia ; pour la première fois je respirai comme un homme vivant.

— J’en suis enchanté, Parfène, enchanté, dit le prince avec une satisfaction sincère. — Qui sait ? Dieu mettra peut-être l’union entre vous.

— Cela n’arrivera jamais ! fit Rogojine d’un ton véhément.

— Écoute, Parfène, si tu l’aimes tant, se peut-il que tu ne veuilles pas mériter son estime ? Et si tu le veux, se peut-il que tu ne l’espères pas ? Tout à l’heure, j’ai dit que je trouvais incompréhensible qu’elle consentit à t’épouser ; mais, quoique je ne puisse m’expliquer le fait, une chose pourtant reste incontestable pour moi, c’est qu’il doit y avoir à cela une cause suffisante, rationnelle. Elle est convaincue de ton amour, mais elle est, à coup sûr, persuadée aussi que tu possèdes certaines qualités. Il ne peut pas en être autrement ! Le récit que tu viens de faire confirme cette assertion. Tu dis toi-même qu’elle a pu te tenir un langage tout différent de celui auquel elle t’avait accoutumé. Tu es soupçonneux et jaloux, c’est pourquoi tu as exagéré tout ce que tu as remarqué de mauvais. Certes, elle ne te juge pas aussi défavorablement que tu le dis. Autrement, t’épouser, ce serait pour elle, en quelque sorte, se noyer de propos délibéré ou aller, en connaissance de cause, au-devant du couteau. Est-ce que c’est possible ? Qui va, sciemment, chercher la mort ?

Parfène écouta jusqu’à la fin avec un sourire amer les