Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/309

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis il lui prit la montre.

Rogojine éclata de rire. Il y avait même quelque chose d’étrange dans cette subite gaieté d’un homme qui jusqu’alors était resté si sombre.

— Voilà, j’aime ça ! Non, il n’y a pas mieux que ça ! criait-il d’une voix entrecoupée et presque haletante : — l’un ne croit pas du tout en Dieu, et l’autre y croit à un tel point qu’il fait une prière avant d’assassiner les gens !… Non, prince, mon ami, on n’invente pas ces choses-là ! Ha, ha, ha ! Non, il n’y a pas mieux que ça !…

— Le lendemain matin, j’allai me promener dans la ville, continua le prince dès que l’hilarité de Rogojine fut un peu calmée et ne se manifesta plus que par le tremblement convulsif des lèvres, — je rencontre un soldat ivre festonnant sur le trottoir pavé en bois. Il m’accoste : « Barine, achète-moi cette croix d’argent, je te la cède pour deux grivnas ; une croix en argent ! » Il avait en main une croix que sans doute il venait d’ôter de son cou ; elle était attachée à un petit cordon bleu. Mais, au premier coup d’œil, on voyait qu’elle était en étain ; elle avait huit pointes et reproduisait fidèlement le type byzantin. Je tirai de ma poche une pièce de deux grivnas, je la donnai au soldat et me passai sa croix au cou ; la satisfaction d’avoir floué un sot barine se manifesta sur son visage et je suis persuadé qu’il alla immédiatement dépenser au cabaret le produit de cette vente. Alors, mon ami, tout ce que je voyais chez nous faisait sur moi la plus forte impression ; auparavant, je ne comprenais rien à la Russie : dans mon enfance, j’avais vécu comme hébété, et plus tard, pendant les cinq années que j’avais passées à l’étranger, il ne m’était resté du pays natal que des souvenirs en quelque sorte fantastiques. Je continue