Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/31

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— Eh diable ! mais c’est qu’il la connaît réellement ! fit Rogojine surpris.

— Il sait tout ! Lébédeff n’ignore rien ! Pendant deux mois, Altesse, j’ai roulé partout avec Alexis Likhatcheff, qui venait aussi de perdre son père ; il ne pouvait pas faire un pas sans Lébédeff. À présent il est détenu dans une prison pour dettes, mais alors il a eu l’occasion de les connaître toutes : et Armance, et Coralie, et la princesse Patzky, et Nastasia Philippovna.

Les lèvres de Rogojine blêmirent et commencèrent à trembler.

— Nastasia Philippovna ? Mais est-ce qu’elle a été avec Likhatcheff ?… demanda-t-il en lançant un regard de colère à l’employé.

— Non, pas du tout ! se hâta de répondre celui-ci. — Likhatcheff lui a en vain offert des sommes folles, il n’a rien pu obtenir d’elle ! Non, ce n’est pas comme Armance. Son seul amant est Totzky. Mais le soir on la voit dans sa loge au Grand Théâtre, ou au Théâtre Français, et les officiers qui sont là bavardent entre eux. Toutefois ils ne peuvent rien prouver. On se la montre, on dit : « Tenez, voilà cette Nastasia Philippovna », mais c’est tout ; on n’en dit pas plus, parce qu’il n’y a rien de plus à dire.

— C’est ainsi, en effet, observa Rogojine d’un air sombre ; — cela s’accorde bien avec ce que m’a dit, dans le temps, Zaliojeff. Alors, prince, je traversais la perspective Nevsky, vêtu d’une vieille redingote appartenant à mon père. Elle sortit d’un magasin et monta en voiture. Incontinent je me sentis comme percé d’un trait de feu. Je rencontrai Zaliojeff ; sa tenue ne ressemblait pas à la mienne : il était mis avec élégance et avait un lorgnon sur l’œil, tandis que moi, chez mon père, je portais des bottes de roussi. « Elle n’est pas de ton bord, me dit-il ; c’est une princesse, on l’appelle Nastasia Philippovna Barachkoff et elle vit avec Totzky. Maintenant celui-ci voudrait à tout prix se débarrasser d’elle, parce que, malgré ses cinquante-cinq ans, il a en vue un