Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/358

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Aglaé s’avança vers lui d’un air particulièrement grave.

— Ce sera très-bien, dit-elle, — si vous terminez à l’instant et vous-même cette affaire, mais souffrez que nous soyons tous vos témoins. On veut vous salir, prince, il faut que votre justification soit un triomphe, et d’avance je m’en réjouis pour vous.

— Moi aussi, je veux que justice soit faite une bonne fois à cette impudente revendication, cria la générale, — arrange-les bien, prince, ne les ménage pas ! J’ai les oreilles rebattues de cette affaire et je me suis fait beaucoup de mauvais sang à ton occasion. Mais ce sera curieux à voir. Fais-les venir, nous resterons ici. Aglaé a eu une bonne idée. Vous avez entendu parler de cela, prince ? demanda-t-elle au prince Chtch…

— Sans doute, répondit-il, — j’en ai entendu parler chez vous. Mais je suis surtout désireux de voir ces jeunes gens.

— Ce sont des nihilistes, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas qu’ils soient nihilistes, expliqua en s’approchant Lébédeff, qui était, lui aussi, fort secoué, — c’est un autre groupe, un groupe particulier. Au dire de mon neveu, ils sont plus avancés que les nihilistes. Vous avez tort, Excellence, de croire que votre présence les intimidera ; rien ne les intimide. Parmi les nihilistes on rencontre des hommes instruits, savants même ; ceux-ci vont plus loin en ce sens qu’ils sont des hommes d’action. C’est, à proprement parler, un dérivé du nihilisme, mais on ne les connaît qu’indirectement et par ouï-dire, car ils ne se manifestent pas dans des articles de journaux. Ils vont droit au fait ; par exemple, il ne s’agit pas pour eux de démontrer que Pouchkine est stupide ou que la Russie doit être mise en pièces ; non, mais s’ils ont fortement envie de quelque chose, ils se croient le droit de ne reculer devant aucun obstacle et d’escoffier, au besoin, huit personnes. Pourtant, prince, je ne vous conseillerais pas…

Mais déjà le prince s’était levé pour aller ouvrir la porte aux visiteurs.