Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/367

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guêtre, naguère traité comme idiot dans une maison de santé helvétique ! Aussitôt changement de décors ! Autour de notre baron guêtré, qui s’était d’abord toqué d’une demi-mondaine célèbre, se réunit soudain une multitude d’amis, il se découvre même des parents ; bien plus, tout un essaim de jeunes filles nobles brûle de s’unir à lui en légitime mariage. Peut-on en effet rêver un parti plus avantageux ? Aristocrate, millionnaire, idiot, il a tout pour lui ! On ne trouverait pas son pareil même en le cherchant avec la lanterne de Diogène ; on ne se le procurerait pas, même en le faisant faire sur commande !… »

— C’est… je ne comprends pas cela ! s’écria Ivan Fédorovitch transporté d’indignation.

— Cessez, Kolia, supplia le prince.

De toutes parts des exclamations se faisaient entendre.

— Qu’il lise ! Qu’il lise, coûte que coûte ! ordonna Élisabeth Prokofievna, qui évidemment ne se contenait qu’au prix d’un violent effort sur elle-même. – Prince, si on cesse de lire, je me brouille avec toi.

Force fut à Kolia d’obéir. Le visage en feu, il poursuivit d’une voix tremblante la lecture de l’article :

« Mais, tandis que notre jeune millionnaire se trouvait, pour ainsi dire, dans l’Empyrée, survint une circonstance d’un genre tout autre. Un beau matin arrive chez lui un homme au visage calme et sévère, à la mise modeste, mais distinguée. Dans un langage poli quoique digne et conforme à la justice, le visiteur en qui on devine un esprit progressiste, expose brièvement le motif qui l’amène : il est avocat ; une affaire lui a été confiée par un jeune homme, il vient de la part de son client. Ce jeune homme n’est ni plus ni moins que le fils de P…, quoiqu’il porte un autre nom. Dans sa jeunesse, le voluptueux P… avait séduit une jeune fille pauvre et honnête ; c’était une serve, mais elle avait reçu une éducation européenne. Ensuite, voyant qu’elle était devenue enceinte, il s’était empressé de la marier à un homme d’un noble caractère qui aimait depuis longtemps