Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/190

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avait là quelque chose de cruellement réel, de douloureusement juste, qui autorisait ce songe, ce cauchemar, cette folie. Pendant plusieurs heures consécutives le prince resta comme affolé par sa lecture, certains passages lui revenaient sans cesse à l’esprit, il s’y arrêtait, les méditait profondément. Parfois il était tenté de se dire qu’il avait pressenti et deviné tout cela de longue date ; il lui semblait même que cette lecture il l’avait déjà faite longtemps auparavant, et que toutes les souffrances, toutes les craintes, toutes les angoisses auxquelles depuis il s’était vu en proie avaient leur cause dans ces lettres lues autrefois par lui.

« Quand vous décachetterez ce pli (ainsi commençait la première lettre), regardez d’abord la signature. Elle vous dira tout, vous expliquera tout, il est donc inutile que je me justifie devant vous et que je vous donne des éclaircissements. Si j’étais le moins du monde votre égale, vous pourriez encore voir une insulte dans mon audace ; mais qui suis-je et qui êtes-vous ? Nous sommes aux antipodes l’une de l’autre, et la distance est telle entre nous que je ne puis vous offenser, lors même que je le voudrais. »

Plus loin on lisait ce qui suit :

« Ne voyez pas dans mes paroles l’exaltation morbide d’un esprit malade, mais vous êtes pour moi une perfection ! Je vous ai vue, je vous vois chaque jour. Je ne vous juge pas ; ce n’est pas le raisonnement qui m’a amenée à vous considérer comme une perfection, c’est simplement pour moi un article de foi. Mais j’ai aussi un tort envers vous : je vous aime. Il n’est pas permis d’aimer la perfection, on doit seulement la reconnaître, n’est-ce pas ? Et pourtant je suis éprise de vous. Quoique l’amour égale les hommes, soyez tranquille, je ne vous rabaisse pas jusqu’à moi, même dans le plus intime de ma pensée. Je viens d’écrire : « soyez tranquille » ; est-ce que vous pouvez vous inquiéter ?… Si c’était possible, je baiserais la trace de vos pas. Oh ! je ne m’égale pas à vous… Regardez la signature, regardez-la vite ! »