Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/251

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avec inquiétude. Tout à coup il fut pris d’une folle envie de rire et pouffa pendant dix minutes. Peu s’en fallut qu’ensuite il ne se reprochât cette hilarité, mais il reconnut qu’il n’avait lieu de rien regretter, attendu qu’une immense compassion lui avait seule dicté sa conduite à l’égard du général.

Les faits donnèrent raison à ses pressentiments. Le soir, il reçut une lettre étrange. En termes brefs, mais péremptoires, Ardalion Alexandrovitch l’informait qu’il ne voulait plus avoir de relation avec lui, qu’il l’estimait et lui était reconnaissant, mais que même de sa part il se refusait à accepter « des témoignages de pitié humiliants pour la dignité d’un homme déjà assez malheureux sans cela ». Quand le prince apprit que le vieillard était rentré chez Nina Alexandrovna, il fut presque rassuré sur son compte. Mais, comme le lecteur le sait déjà, Ardalion Alexandrovitch alla voir Élisabeth Prokofievna et se comporta chez elle d’une façon déplorable. Sans raconter cette entrevue par le menu, bornons-nous à dire que le visiteur effraya la générale Épantchine, et excita son indignation par d’amères allusions concernant Gania. On le mit honteusement à la porte. Voilà pourquoi le vieillard passa une nuit si agitée, pourquoi aussi, le lendemain, il fut de si méchante humeur, et finalement s’élança hors de la maison, dans un état voisin de la démence.

Kolia, qui ne comprenait encore rien à l’affaire, crut devoir procéder par la sévérité.

— Eh bien, où irons-nous maintenant ? Qu’en pensez-vous, général ? dit-il ; — vous ne voulez pas aller chez le prince, vous vous êtes brouillé avec Lébédeff, vous n’avez pas d’argent, moi je n’en ai jamais : nous voilà maintenant sur des fèves[1], au milieu de la rue.

— Il est plus agréable d’être avec des femmes que sur des fèves, marmotta le général, — avec ce… calembour, j’ai obtenu un succès étourdissant… dans un cercle d’officiers… en quarante-quatre… en mil… huit cent… quarante-quatre,

  1. Expression russe qui répond à notre locution française : être en plan.