Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/355

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la « question des femmes » (pour m’exprimer plus brièvement encore). Je connais dans tous ses détails la scène étrange et scandaleuse qui a eu lieu chez Nastasia Philippovna, lorsque Rogojine a apporté son argent. Si vous voulez, je vais vous révéler à vous-même et vous montrer votre personne comme dans un miroir, car je sais parfaitement ce qu’il y avait au fond de tout cela et pourquoi l’affaire a ainsi tourné. Dès votre adolescence, étant en Suisse, vous aviez soif de la patrie ; ce pays inconnu était pour vous la terre promise vers laquelle tendaient toutes vos aspirations, vous avez lu beaucoup de livres sur la Russie, des ouvrages fort remarquables peut-être, mais qui vous ont été nuisibles ; dès vos premiers pas sur le sol natal, d’impatients besoins d’activité se sont éveillés en vous. Et voilà que, ce même jour, on vous raconte l’émouvante et triste histoire d’une femme outragée : vous êtes un chevalier, un jeune homme vierge, — et il s’agit d’une femme ! Le même jour, vous voyez cette femme ; sa beauté fantastique, sa beauté de démon vous fascine (je reconnais qu’elle est belle). Ajoutez les nerfs, ajoutez votre épilepsie, ajoutez notre dégel pétersbourgeois qui ébranle le système nerveux ; ajoutez toute cette journée dans une ville inconnue et presque fantastique pour vous, cette journée si mouvementée, si pleine de rencontres inattendues et d’incidents imprévus, durant laquelle vous avez fait tant de connaissances nouvelles, entre autres celle des trois demoiselles Épantchine et, notamment, d’Aglaé ; ajoutez la fatigue, le vertige, ajoutez le salon de Nastasia Philippovna et le ton de ce salon, et… que pouviez-vous donc attendre de vous-même dans ce moment-là, je vous le demande ?

Le prince commença à rougir.

— Oui, oui ; oui, oui, dit-il en secouant la tête, — oui, c’est à peu près cela ; et vous savez, j’avais passé toute la nuit en wagon, je n’avais pas dormi ; j’étais dans un état d’énervement depuis quarante-huit heures…

— Eh bien oui, sans doute, où donc veux-je en venir ? continua en s’échauffant Eugène Pavlovitch : — il est clair que