Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/46

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— Permets-moi de te rappeler, Eugène Pavlitch, ajouta le prince Chtch…, — que ta plaisanterie est déjà bien usée.

— Quel est votre avis, prince ? poursuivit, sans l’écouter, Radomsky qui avait surpris, attaché sur lui, le regard sérieux du prince Léon Nikolaïévitch. — Que vous en semble ? est-ce un cas particulier, ou général ? C’est pour vous, je l’avoue, que j’ai imaginé cette question.

— Non, ce n’est pas un cas particulier, répondit le prince d’un ton bas mais ferme.

— Voyons, Léon Nikolaïévitch, cria avec une certaine colère le prince Chtch…, — est-ce que vous ne vous apercevez pas que sa question n’est qu’un piège et qu’il veut tout simplement vous faire aller ?

Muichkine rougit.

— Je pensais qu’Eugène Pavlitch parlait sérieusement, dit-il en baissant les yeux.

— Cher prince, continua le prince Chtch… — mais rappelez-vous la conversation que nous avons eue ensemble il y a trois mois ; nous parlions justement du grand nombre d’avocats distingués que compte notre jeune barreau depuis la réforme de l’organisation judiciaire, nous citions les sages verdicts rendus par notre jury. Combien vous-même étiez heureux d’un pareil état de choses et quel plaisir me causait votre joie !… Nous disions qu’il y avait là matière à une légitime fierté… Cette maladroite défense, cet argument étrange n’est sans doute qu’un accident, une exception qui fait tache parmi des milliers d’exemples contraires.

Le prince Léon Nikolaïévitch réfléchit un moment, mais ce fut de l’air le plus convaincu, bien qu’à voix basse et même avec une sorte de timidité, qu’il répondit :

— Je voulais seulement dire que la perversion des idées (pour employer l’expression d’Eugène Pavlitch) se rencontre fort souvent ; c’est malheureusement un cas beaucoup plus général que particulier. Si cette perversion était moins répandue, on ne verrait peut-être pas de crimes impossibles comme ces…