Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/97

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la question de savoir si nous n’avons pas affaibli « les sources de la vie » par l’extension…

— Des chemins de fer ? fit vivement Kolia.

— Pas des chemins de fer proprement dits, présomptueux adulte, mais, en général, de la tendance dont les chemins de fer peuvent être considérés comme l’expression, le symbole. On se hâte, on s’agite, on se bouscule pour le bonheur de l’humanité, dit-on ! « L’humanité devient trop bruyante et trop industrielle », déplore un penseur solitaire. « Soit, mais le bruit des charrettes qui apportent du pain à l’humanité affamée vaut peut-être mieux que la tranquillité d’âme », répond triomphalement un autre penseur répandu partout, et il passe d’un air fier. Je ne crois pas, moi, l’infect Lébédeff, aux charrettes qui apportent du pain à l’humanité. Car, sans un principe moral d’action, les charrettes qui apportent du pain à toute l’humanité peuvent très-froidement exclure de la jouissance de ce pain une partie considérable de l’humanité, cela s’est déjà vu…

— Ce sont les charrettes qui peuvent froidement exclure ?… observa quelqu’un.

Lébédeff ne daigna pas remarquer l’interruption.

— Cela s’est déjà vu, répéta-t-il, — Malthus était un ami de l’humanité. Mais, avec des principes moraux mal assurés, l’ami de l’humanité est un anthropophage, sans parler de son orgueil : blessez en effet la vanité d’un de ces innombrables philanthropes, et aussitôt, pour venger son petit amour-propre, il sera prêt à mettre le feu aux quatre coins du monde ; du reste, pour être juste, il faut dire que nous sommes tous comme cela ; moi-même, le plus infect de tous, je serai peut-être le premier à apporter du combustible et à me sauver ensuite. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas de cela !

— De quoi s’agit-il donc, enfin ?

— Il est assommant !

— Il s’agit de l’anecdote suivante que j’emprunte au temps passé, car je suis dans la nécessité de raconter une anecdote d’autrefois. À notre époque, dans notre patrie que, je l’espère,