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le joueur

Ses yeux jetèrent des éclairs.

— Eh bien, est-ce que toi-même, tu veux que je te quitte pour cet Anglais ? dit-elle avec un regard qui me transperçait et un sourire triste. (C’était la première fois qu’elle me disait toi.)

Il semblait que la tête lui tournât. Elle se laissa tomber sur le divan.

J’étais comme foudroyé. Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Quoi donc ? Elle m’aimait ! Elle était venue à moi et non pas à M. Astley, elle, seule, une jeune fille, dans ma chambre, elle s’était délibérément compromise aux yeux de tous, et moi j’étais là, devant elle, sans rien comprendre !

Une pensée étrange me vint.

— Paulina, donne-moi seulement une heure, et… je reviendrai. C’est… c’est nécessaire. Tu verras. Reste ici, attends-moi.

Je m’enfuis sans répondre à la question qu’elle me jeta.

Oui, parfois, une pensée bizarre, impossible, s’enfonce si fortement dans l’esprit qu’on finit par la prendre pour une réalité. Plus encore, — cette pensée est fortifiée par le désir, un désir irrésistible et fatal.

Quoi qu’il en soit, cette soirée est pour moi inoubliable. Un vrai miracle, — bien justifié par l’arithmétique, mais un miracle tout de même.

Il était déjà dix heures un quart. Je cours à la gare avec le ferme espoir, l’assurance presque de gagner. Jamais je n’avais été autant ni si étrangement ému.

Il y avait encore du monde ; car c’est l’heure où les vrais joueurs, ceux pour qui il n’y a au monde que la roulette, commencent leur journée.

Je m’assieds à la table même où la babouschka avait d’abord gagné puis perdu tant d’argent. Juste en face de moi, sur le tapis vert, était écrit le mot passe. Je tire de ma poche mes vingt louis et je les jette sur ce mot : passe.