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le joueur

comprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des Russes par excellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir que voler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu ! Vous avez probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez les jouer. Prenez… Adieu… Prenez donc !

— Non, monsieur Astley ; après tout ce que vous venez de me dire…

— Prenez ! s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtes encore honnête, et je vous fais cette offre comme peut la faire un ami à un véritable ami. Si j’étais sûr que vous renoncerez au jeu et que vous retournerez dans votre patrie, je vous donnerais immédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière. Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous la même chose. Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.

— Je les prends à condition que vous me permettrez de vous embrasser avant de vous quitter.

— Oh ! cela, avec plaisir.

Nous nous embrassâmes, et M. Astley partit.

Non, il a tort. Si j’ai parlé de Paulina et du petit Français sans assez de mesure, il en a tout à fait manqué en parlant des Russes. Je ne m’offense pas personnellement de ce qu’il m’a dit… Du reste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des paroles… Il faut agir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même… Oh ! si je pouvais partir tout de suite, me régénérer, ressusciter ! Il faut leur prouver que… Il faut que Paulina le sache, je puis être encore un homme. Il faut seulement… Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh ! j’ai le pressentiment, — et il n’en peut être autrement… — J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins ! Si je me conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut… Ah ! je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu ! Mais qui m’empêche de me sauver ?