Page:Dostoïevski - Le Joueur - Les Nuits Blanches, trad. Kaminski, ed. Plon, 1925.djvu/153

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
147
les nuits blanches

« Je ne me trompe pas ; elle pleure. »

Un instant de silence, puis encore un sanglot. Mon Dieu ! mon cœur se serra. Je suis d’ordinaire très timide avec les femmes, mais dans un pareil moment !… — Je retournai sur mes pas, je m’approchai d’elle, et j’aurais certainement prononcé le mot : « Madame, » si je ne m’étais rappelé à temps que ce mot est utilisé au moins dans mille circonstances analogues par tous nos romanciers mondains. Ce n’est que cela qui m’arrêta, et je cherchais un mot plus rare quand la jeune fille m’aperçut, se redressa et glissa vivement devant moi en longeant le canal. Je me mis aussitôt à la suivre. Mais elle s’en aperçut, quitta le quai, traversa la rue et prit le trottoir. Je n’osais traverser la rue à mon tour ; mon cœur sautait dans ma poitrine comme un oiseau en cage. Heureusement le hasard me vint en aide.

Sur le trottoir où marchait l’inconnue et tout près d’elle, surgit un monsieur en frac ; d’un âge « sérieux » ; on n’eût pu dire, par exemple, que sa démarche aussi fût sérieuse. Il se dandinait en rasant prudemment les murs. La jeune fille filait droit comme une flèche, d’un pas à la fois précipité et peureux, comme font toutes les jeunes filles qui veulent éviter qu’on leur offre de les accompagner ; et, certes, avec son allure mal assurée, le monsieur dont l’ombre se dandinait sur les murs n’eût pu la rejoindre s’il ne s’était brusquement mis à courir. Elle allait comme le vent ; mais son persécuteur gagnait du terrain ; il était déjà tout près d’elle ; elle jeta un cri, et… Je remerciai la destinée pour l’excellent bâton que je tenais dans ma main droite. En un instant je fus de l’autre côté, le monsieur prit en considération l’argument irréfutable que je lui proposai, se tut, recula et, seulement quand nous l’eûmes distancé, se mit à protester en termes assez énergiques ; mais ses paroles se perdirent dans l’air.

— Prenez mon bras, dis-je à l’inconnue.

Elle passa silencieusement sous mon bras sa main