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les nuits blanches

un autre soleil, fait exprès, très spécial. Là, ma chère Nastenka, on vit une autre vie que la vôtre, une vie qui ne ressemble pas du tout à celle qui bout autour de nous, une vie qu’on pourrait à peine concevoir dans quelque climat lointain, pas du tout la vie raisonnable de notre époque. Cette vie-là c’est la mienne, Nastenka ! une atmosphère de fantastique et d’idéal, et en même temps, hélas ! quelque chose de grossier et de prosaïque, quelque chose d’ordinaire jusqu’à la suprême trivialité.

— Fi ! mon Dieu ! Quelle préface ! que vais-je donc apprendre ?

— Vous apprendrez, Nastenka (il me semble que je ne me lasserai jamais de vous appeler Nastenka), vous apprendrez que dans ce coin vivent des hommes étranges : des rêveurs. Un rêveur n’est pas un homme, c’est un être neutre ; il vit dans une ombre perpétuelle comme s’il se cachait même du jour ; il s’incruste dans son trou comme un escargot, ou plutôt il ressemble davantage encore à la tortue. Qu’en pensez-vous ? Pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, qui, de toute rigueur, doivent être peints en vert, enfumés et tristes ? Pourquoi cet homme ridicule, si quelqu’un de ses rares amis vient le voir (et il finit par n’en plus avoir du tout), le reçoit-il avec tant d’embarras ? tant de jeux de physionomie ? comme s’il venait de faire un crime ? comme s’il fabriquait de la fausse monnaie ou des vers qu’il va envoyer à un journal avec une lettre anonyme attestant que le poète est mort et qu’un de ses amis considère comme un devoir sacré de publier ses œuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka ! les divers interlocuteurs qui se sont rassemblés chez notre rêveur ne parviennent-ils pas à engager la conversation ? Pourquoi ni rires ni plaisanteries ? Ailleurs pourtant et dans d’autres occasions, il ne dédaigne ni le rire, ni la plaisanterie, à propos du beau sexe, ou sur n’importe quel autre thème aussi gai. Pourquoi, enfin, l’ami, dès cette première visite, — d’ailleurs il n’y en aura pas deux,