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les nuits blanches

je reçus si mal le visiteur, pourquoi je restai écrasé sous le poids de ma propre inhospitalité ?

— Mais oui, oui, répondit Nastenka, c’est ce que je veux savoir. Écoutez, vous racontez très bien ; mais ne pourriez-vous pas raconter moins bien ? On dirait que vous lisez dans un livre.

— Non, répondis-je d’une voix sévère et imposante ; ma chère Nastenka, je sais que je conte très bien, mais excusez-moi, je ne puis conter autrement. Je ressemble, ma chère Nastenka, à cet esprit du czar Salomon, qui avait passé mille ans dans une outre scellée de sept sceaux. À présent, ma chère Nastenka, depuis que nous nous sommes rencontrés de nouveau après une si longue séparation (car je vous connais depuis longtemps Nastenka, il y a longtemps que je cherchais quelqu’un, précisément vous, et notre rencontre était fatale), des milliers de soupapes se sont ouvertes dans ma tête, et il faut que je m’épanche par un torrent de mots, car autrement, j’étoufferais ; je vous demande donc de ne plus m’interrompre, Nastenka ; écoutez avec soumission et obéissance, ou bien je me tais.

— Na ! na na ! Jamais ! Parlez, je ne souffle plus mot.

— Je continue. Il y a, mon amie Nastenka, une heure dans la journée que j’aime beaucoup. C’est cette heure où toutes les affaires finissent, alors que tout le monde se hâte de rentrer pour dîner, se reposer, et, tout en marchant, cherche quelque réjouissance pour passer la soirée, la nuit ou tout le temps de loisir qui lui reste. À cette heure-là, mon héros — car permettez-moi encore, Nastenka, de conter cela à la troisième personne ; il est si pénible pour le conteur de parler en son propre nom, — à cette heure-là, donc, notre héros, qui n’est pas un oisif, est en route comme tout le monde. Mais une étrange sensation de plaisir agite son visage pâle et fatigué. Il observe avec intérêt l’aurore du soir qui s’éteint lente-