Page:Dostoïevski - Le Joueur - Les Nuits Blanches, trad. Kaminski, ed. Plon, 1925.djvu/186

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êtes si bon qu’il faudrait que je fusse insensible pour ne pas m’en apercevoir. Et je vous comparais tous deux dans ma tête… Pourquoi n’est-il pas vous ? Je vous préférerais, mais c’est lui que j’aime.

Je ne répondis pas. Elle semblait attendre ma réponse.

— Certes, je ne le comprends peut-être pas encore, je ne le connais peut-être pas assez ; j’avais un peu peur de lui, il était toujours si sérieux ; je craignais qu’il n’eût de l’orgueil, et pourtant je sais bien qu’il y a dans son cœur plus de réelle tendresse que dans le mien ; je me souviens toujours de son bon, de son généreux regard, le soir où je vins à lui avec mon petit paquet. Mais peut-être ai-je pour lui une estime exagérée ?

— Non, Nastenka ! non, répondis-je ; cela signifie que vous l’aimez plus que tout au monde, et plus que vous-même.

— Supposons que ce soit cela. Mais savez-vous ce qui me passe par la tête ? Je ne parle plus de lui… je parle en général… Pourquoi l’homme le meilleur est-il toujours occupé à cacher quelque chose aux autres hommes ? Le cœur sur la main, ce n’est qu’un mot ! Pourquoi ne pas dire tout de suite franchement ce qu’on a dans le cœur si l’on sait que ce n’est pas au vent qu’on jette ses paroles ? Et chacun affecte une sévérité outrée, comme pour avertir le monde de ne pas blesser ses sentiments… Et ses sentiments, tout le monde les cache.

— Ah ! Nastenka, vous dites vrai, mais cela a bien des causes ! murmurai-je, étant moi-même plus que jamais disposé à refouler dans le secret de mon âme mes sentiments.

— Non, non, répondit-elle ; vous n’êtes pas comme les autres, vous ; il me semble que… en cet instant même… enfin il me semble que vous vous sacrifiez pour moi ! dit-elle en me regardant d’un air pénétrant. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ; vous savez, je suis une simple fille, je connais peu le monde et je ne sais pas toujours m’exprimer (elle avait un sourire