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le joueur

à son tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital et alors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je me préfère à mon capital… Après ça, j’ai peut-être tort, mais telles sont mes convictions.

— Cela m’est égal, remarqua pensivement le général. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous posez horriblement. Pour peu qu’on vous laisse vous oublier…

Comme d’ordinaire, il n’acheva pas. Le Français l’écoutait négligemment ; il ne m’avait certainement pas compris. Paulina me regardait avec une indifférence hautaine, elle n’écoutait ni moi ni personne.


V


Elle était très absorbée ; dès qu’on se leva de table, elle m’ordonna de sortir avec elle. Nous prîmes les enfants et nous allâmes dans le parc. J’étais très énervé ; je ne pus me retenir de faire à Paulina cette sotte question :

— Pourquoi votre marquis de Grillet, le petit Français, ne vous accompagne-t-il plus quand vous sortez et passe-t-il des jours sans vous adresser la parole ?