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le joueur

droite, immobile ainsi devant moi, tout irritée ! Et c’est pourquoi je me plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elle remarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je lui soumis aussitôt cette observation :

— Vous êtes un être de boue ! s’écria-t-elle avec dégoût.

— Ça m’est égal ! Mais savez-vous qu’il est dangereux pour vous de vous promener seule avec moi. Je suis souvent tenté de vous battre, de vous estropier, de vous étrangler. Croyez-vous que j’en viendrai là ? Ou bien j’aurai un accès de fièvre chaude. Que peut me faire votre colère ? J’aime sans espoir, et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tuerais alors le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux dire pour ne pas partager avec vous, au moins, cette douleur. Après cela, comment ne serais-je pas fataliste ? Vous vous rappelez que, sur le Schlagenberg, je vous ai dit : Un mot de vous et je me jette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté ?

— Quel bavardage stupide !

— Stupide ou spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Car auprès de vous il faut que je parle, que je parle… Quand vous êtes là, je perds tout orgueil.

— Pourquoi vous aurais-je forcé à vous précipiter du Schlagenberg ? C’était tout à fait inutile.

— Oh ! quelle superbe intonation ! comme vous avez bien dit cela ! Que d’offense dans ce magnifique « inutile ! » Je vous comprends très bien. Inutile, dites-vous ? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir que l’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme du haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimez beaucoup à torturer.

Elle m’observait avec une attention profonde. Ma physionomie exprimait sans doute toutes les sensations