Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/187

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— Votre prouesse est venue jusqu’à nous, s’exclama le capitaine. Est-ce que vraiment vous n’aviez pas du tout peur quand le train a passé sur vous ? Ce devait être effrayant ? »

Le capitaine s’ingéniait à flatter Kolia.

« Pas particulièrement ! fit celui-ci d’un ton négligent. C’est surtout cette maudite oie qui a forgé ma réputation », reprit-il en se tournant vers Ilioucha.

Mais bien qu’il affectât un air dégagé, il n’était pas maître de lui et ne trouvait pas le ton juste.

« Ah ! j’ai aussi entendu parler de l’oie ! dit Ilioucha en riant ; on m’a raconté l’histoire, mais je ne l’ai pas bien comprise ; est-ce que vraiment tu es allé en justice ?

— Une étourderie, une bagatelle dont on a fait une montagne, comme c’est l’usage chez nous, commença Kolia avec désinvolture. Je cheminais sur la place lorsqu’on y amena des oies. Je m’arrêtai pour les regarder. Un certain Vichniakov, qui est maintenant garçon de courses chez les Plotnikov, me regarde et me dit : « Qu’as-tu à contempler les oies ? » Je l’examine : la figure ronde et niaise, une vingtaine d’années. Vous savez que je ne repousse jamais le peuple. J’aime à le fréquenter… Nous sommes restés en arrière du peuple — c’est un axiome — vous riez, je crois, Karamazov ?

— Jamais de la vie, je suis tout oreilles », répondit Aliocha de l’air le plus ingénu.

Le soupçonneux Kolia reprit courage aussitôt.

« Ma théorie, Karamazov, est claire et simple. Je crois au peuple et suis toujours heureux de lui rendre justice, mais sans le gâter, c’est le sine qua… Mais je parlais d’une oie… Je réponds à ce nigaud : « Voilà, je me demande à quoi pense cette oie. » Il me regarde tout à fait stupidement : « À quoi qu’elle pense ? » « Tu vois, lui dis-je, ce chariot chargé d’avoine. L’avoine s’échappe du sac, et l’oie tend le cou jusque sous la roue pour picorer le grain, vois-tu ? — Je vois. — Eh bien, fis-je, si l’on fait avancer un petit peu ce chariot, la roue coupera-t-elle le cou de l’oie, oui ou non ? — Pour sûr qu’elle le coupera », dit-il, et son visage s’épanouit dans un large sourire. « Eh bien, mon gars, dis-je, allons-y. — Allons-y », répète-t-il. Ce fut bientôt fait ; il se plaça près de la bride sans avoir l’air, et moi de côté, pour diriger l’oie. À ce moment le charretier regardait ailleurs, en train de causer, et je n’eus pas à intervenir ; l’oie tendit elle-même le cou pour picorer, sous le chariot, sous la roue. Je fis signe au gars, il tira la bride, et crac, l’oie eut le cou tranché ! Par malheur, les autres bonshommes nous aperçurent à ce moment, et se