Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/205

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Il se trouva que le vieux avait un certain talent de conteur, de sorte qu’il lui devint même nécessaire. À part Aliocha, qui ne restait d’ailleurs jamais longtemps, Grouchegnka ne recevait presque personne. Quant au vieux marchand Samsonov, il était alors gravement malade, « s’en allait », comme on disait en ville ; il mourut en effet huit jours après le jugement de Mitia. Trois semaines avant sa mort, sentant venir la fin, il appela auprès de lui ses fils avec leur famille et leur ordonna de ne plus le quitter. À partir de ce moment, il enjoignit expressément aux domestiques de ne pas recevoir Grouchegnka et, si elle se présentait, de dire qu’« il lui souhaitait de vivre longtemps heureuse et de l’oublier tout à fait ». Grouchegnka envoyait pourtant presque tous les jours demander de ses nouvelles.

« Te voilà enfin ! s’écria-t-elle en jetant les cartes et en accueillant Aliocha avec joie. Maximouchka m’effrayait en disant que tu ne viendrais plus. Ah ! que j’ai besoin de toi ! Assieds-toi. Veux-tu du café ?

— Avec plaisir, dit Aliocha en s’asseyant ; j’ai grand-faim.

— Fénia, Fénia, du café ! Il est prêt depuis longtemps… Apporte aussi des petits pâtés chauds ! Sais-tu, Aliocha, j’ai eu une histoire aujourd’hui au sujet de ces pâtés. Je lui en ai porté en prison et croirais-tu qu’il les a refusés. Il en a même piétiné un. « Je vais les laisser au gardien, lui ai-je dit ; si tu n’en veux pas c’est que ta méchanceté te nourrit ! » Là-dessus je suis partie. Nous nous sommes encore querellés. C’est chaque fois la même chose. »

Grouchegnka parlait avec agitation. Maximov eut un sourire timide et baissa les yeux.

« À quel propos aujourd’hui ? demanda Aliocha.

— Je ne m’y attendais pas du tout. Figure-toi qu’il est jaloux de mon « ancien ». « Pourquoi lui donnes-tu de l’argent ? m’a-t-il dit. Tu t’es donc mise à l’entretenir ? » Il est jaloux du matin au soir. Une fois il l’était même de Kouzma, la semaine dernière.

— Mais il connaissait « l’ancien » ?

— Comment donc, il savait tout dès le début ! Aujourd’hui il m’a injuriée. J’ai honte de répéter ses paroles. L’imbécile ! Rakitka est arrivé comme je sortais. C’est peut-être lui qui l’excite. Qu’en penses-tu ? ajouta-t-elle d’un air distrait.

— Il t’aime beaucoup, et il est fort énervé.

— Comment ne le serait-il pas quand on le juge demain. J’étais justement allée le réconforter, car j’ai peur, Aliocha, de songer à ce qui arrivera demain ! Tu dis qu’il est énervé ?