Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/207

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

les deux Polonais dans une misère noire, affamés, sans feu, sans cigarettes, devant de l’argent à leur logeuse. Les deux cents roubles gagnés à Mitia avaient vite disparu. Grouchegnka fut pourtant surprise d’être accueillie prétentieusement par les panowie, avec une étiquette majestueuse et des propos emphatiques. Elle ne fit qu’en rire, donna dix roubles à son « ancien », et raconta en riant la chose à Mitia qui ne montra aucune jalousie. Mais depuis lors, les panowie se cramponnaient à Grouchegnka, la bombardaient tous les jours de demandes d’argent, et chaque fois elle envoyait quelque chose. Et voilà qu’aujourd’hui Mitia s’était montré férocement jaloux !

« Comme une sotte, j’ai passé chez lui en allant voir Mitia, parce que lui aussi était malade, mon ancien pan, reprit Grouchegnka avec volubilité. Je raconte cela à Mitia en riant : « Imagine-toi, lui dis-je, que mon Polonais s’est mis à me chanter les chansons d’autrefois en s’accompagnant de la guitare ; il pense m’attendrir… » Alors Mitia s’est mis à m’injurier… Aussi vais-je envoyer des petits pâtés aux panowie. Fénia, donne trois roubles à la fillette qu’ils ont envoyée et une dizaine de pâtés dans du papier. Toi, Aliocha, tu raconteras cela à Mitia.

— Jamais de la vie ! dit Aliocha en souriant.

— Eh ! tu penses qu’il se tourmente ; c’est exprès qu’il fait le jaloux ; au fond, il s’en moque, proféra Grouchegnka avec amertume.

— Comment, exprès ?

— Que tu es naïf, Aliocha ! Tu n’y comprends rien, malgré tout ton esprit. Ce qui m’offense, ce n’est pas sa jalousie ; le contraire m’eût offensée. Je suis comme ça. J’admets la jalousie, étant moi-même jalouse. Mais ce qui m’offense, c’est qu’il ne m’aime pas du tout et me jalouse maintenant exprès. Suis-je aveugle ? Il se met à me parler de Katia, comme quoi elle a fait venir de Moscou un médecin réputé et le premier avocat de Pétersbourg pour le défendre. Il l’aime donc, puisqu’il fait son éloge en ma présence. Se sentant coupable envers moi, il me querelle et prend les devants pour m’accuser et rejeter les torts sur moi : « Tu as connu le Polonais avant moi ; il m’est donc permis d’avoir maintenant des relations avec Katia. » Voilà ce qui en est ! Il veut rejeter toute la faute sur moi. C’est exprès qu’il me querelle, te dis-je ; seulement je… »

Grouchegnka n’acheva pas ; elle se couvrit les yeux de son mouchoir et fondit en larmes.