Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/233

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demande. En effet, qui l’homme aimera-t-il ? À qui chantera-t-il des hymnes de reconnaissance ? Rakitine rit. Il dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Ce morveux peut l’affirmer, moi je ne puis le comprendre. La vie est facile pour Rakitine : « Occupe-toi plutôt, me disait-il aujourd’hui, de l’extension des droits civiques, ou d’empêcher la hausse de la viande ; de cette façon, tu serviras mieux l’humanité et tu l’aimeras davantage que par toute la philosophie. » À quoi je lui ai répondu : « Toi-même, ne croyant pas en Dieu, tu hausserais le prix de la viande, le cas échéant, et tu gagnerais un rouble sur un kopek ! » Il s’est fâché. En effet, qu’est-ce que la vertu ? Réponds-moi, Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, c’est donc une chose relative ? L’est-elle, oui ou non ? Question insidieuse ! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir durant deux nuits. Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanité ! Pour Ivan, il n’y a pas de Dieu. Il a une idée. Une idée qui me dépasse. Mais il ne la dit pas. Il doit être franc-maçon. Je l’ai questionné, pas de réponse. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, il se tait. Une fois seulement il a parlé.

— Qu’a-t-il dit ?

— Je lui demandais : « Alors, tout est permis ? » Il fronça les sourcils : « Fiodor Pavlovitch, notre père, dit-il, était une crapule, mais il raisonnait juste. » Voilà ses paroles. C’est plus net que Rakitine.

— Oui, dit Aliocha avec amertume. Quand est-il venu ?

— Nous y reviendrons. Je ne t’ai presque pas parlé d’Ivan jusqu’à présent. J’ai attendu jusqu’à la fin. Une fois la pièce terminée et le jugement prononcé, je te raconterai tout. Il y a une chose terrible, pour laquelle tu seras mon juge. Mais maintenant, plus un mot là-dessus. Tu parles du jugement de demain ; le croirais-tu, je ne sais rien.

— Tu as parlé à cet avocat ?

— Oui, mais à quoi bon ? Je lui ai tout raconté. Un suave fripon de la capitale, un Bernard ! Il ne croit pas un mot de ce que je lui dis. Il pense que je suis coupable, je le vois bien ! « Alors, pourquoi êtes-vous venu me défendre ? » lui ai-je demandé. Je me fiche de ces gens-là ! Et les médecins voudraient me faire passer pour fou. Je ne le permettrai pas ! Catherine Ivanovna veut remplir « son devoir » jusqu’au bout. Avec raideur ! (Mitia eut un sourire amer.) Elle est cruelle comme une chatte. Elle sait que j’ai dit à Mokroïé qu’elle avait de « grandes colères » ! On le lui a répété. Oui, les dépositions se sont multipliées à l’infini. Grigori maintient ses dires ; il