Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/249

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se sentait tranquillisé par le fait que le coupable n’était pas Smerdiakov, comme on pouvait s’y attendre, mais son frère Mitia. Il ne voulait pas en chercher la raison, éprouvant de la répugnance à analyser ses sensations. Il avait hâte d’oublier. Dans les jours qui suivirent, il se convainquit définitivement de la culpabilité de Mitia en étudiant plus à fond les charges qui pesaient sur lui. Des gens infimes, tels que Fénia et sa mère, avaient fait des dépositions troublantes. Inutile de parler de Perkhotine, du cabaret, de la boutique des Plotnikov, des témoins de Mokroïé. Les détails surtout étaient accablants. L’histoire des « coups » mystérieux avait frappé le juge et le procureur, presque autant que la déposition de Grigori sur la porte ouverte. Marthe Ignatièvna, interrogée par Ivan Fiodorovitch, lui déclara que Smerdiakov avait passé la nuit derrière la cloison, « à trois pas de notre lit », et que, bien qu’elle dormît profondément, elle s’était réveillée souvent en l’entendant gémir : « Il gémissait tout le temps. » En causant avec Herzenstube, Ivan Fiodorovitch lui fit part de ses doutes au sujet de la folie de Smerdiakov, qu’il trouvait seulement faible ; mais le vieillard eut un fin sourire. « Savez-vous, répondit-il, à quoi il s’occupe maintenant ? Il apprend par cœur des mots français écrits en lettres russes dans un cahier, hé ! hé ! » Les doutes d’Ivan disparurent enfin. Il ne pouvait déjà plus songer à Dmitri sans dégoût. Pourtant il y avait une chose étrange : la persistance d’Aliocha à affirmer que l’assassin n’était pas Dmitri, mais « très probablement » Smerdiakov. Ivan avait toujours fait grand cas de l’opinion de son frère, et cela le rendait perplexe. Autre bizarrerie, remarquée par Ivan : Aliocha ne parlait jamais le premier de Mitia, se bornant à répondre à ses questions. D’ailleurs, Ivan avait bien autre chose en tête à ce moment ; depuis son retour de Moscou, il était follement amoureux de Catherine Ivanovna.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire cette nouvelle passion d’Ivan Fiodorovitch, qui influa sur sa vie entière ; cela formerait la matière d’un autre roman que j’écrirai peut-être un jour. Je dois signaler, en tout cas, que lorsqu’il déclara à Aliocha, en sortant de chez Catherine Ivanovna : « Elle ne me plaît pas », ainsi que je l’ai raconté plus haut, il se mentait à lui-même ; il l’aimait follement, tout en la haïssant parfois au point d’être capable de la tuer. Cela tenait à bien des causes ; bouleversée par le drame, elle s’était rejetée vers Ivan Fiodorovitch comme vers un sauveur. Elle était offensée, humiliée dans ses sentiments. Et voilà que reparaissait l’homme qui l’aimait tant auparavant — elle le savait bien —