Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/256

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complice, car c’est moi qui l’ai poussé au crime. L’y ai-je poussé ? Je ne le sais pas encore. Mais si c’est lui qui a tué et non pas Dmitri, je suis aussi un assassin. »

À ces mots, Catherine Ivanovna se leva en silence, alla à son bureau, prit dans une cassette un papier qu’elle posa devant Ivan. C’était la lettre dont celui-ci avait parlé ensuite à Aliocha comme d’une preuve formelle de la culpabilité de Dmitri. Mitia l’avait écrite en état d’ivresse, le soir de sa rencontre avec Aliocha, quand celui-ci retournait au monastère après la scène où Grouchegnka avait insulté sa rivale. Après l’avoir quitté, Mitia courut chez Grouchegnka, on ne sait s’il la vit, mais il acheva la soirée au cabaret « À la Capitale », où il s’enivra de la belle manière. Dans cet état, il demanda une plume, du papier et griffonna une lettre prolixe, incohérente, digne d’un ivrogne. On aurait dit un pochard qui, rentré chez lui, raconte avec animation à sa femme ou à son entourage qu’une canaille vient de l’insulter, lui, galant homme, qu’il en cuira à l’individu ; l’homme dégoise à n’en plus finir, ponctuant de coups de poing sur la table son récit incohérent, ému jusqu’aux larmes. Le papier à lettres qu’on lui avait donné au cabaret était une feuille grossière, malpropre, portant un compte au verso. La place manquant pour ce verbiage d’ivrogne, Mitia avait rempli les marges et écrit les dernières lignes en travers du texte. Voici ce que disait la lettre :

« Fatale Katia, demain je trouverai de l’argent et je te rendrai tes trois mille roubles, adieu, femme irascible, adieu aussi mon amour ! Finissons-en ! Demain, j’irai demander de l’argent à tout le monde ; si on me refuse, je te donne ma parole d’honneur que j’irai chez mon père, je lui casserai la tête et je prendrai l’argent sous son oreiller, pourvu qu’Ivan soit parti. J’irai au bagne, mais je te rendrai tes trois mille roubles ! Toi, adieu. Je te salue jusqu’à terre, je suis un misérable vis-à-vis de toi. Pardonne-moi. Plutôt non, ne me pardonne pas ; nous serons plus à l’aise, toi et moi ! Je préfère le bagne à ton amour, car j’en aime une autre, tu la connais trop depuis aujourd’hui, comment pourrais-tu pardonner ? Je tuerai celui qui m’a dépouillé ! Je vous quitterai tous pour aller en Orient, ne plus voir personne, « elle » non plus, car tu n’es pas seule à me faire souffrir. Adieu !

P.-S. — Je te maudis, et pourtant je t’adore ! Je sens mon cœur battre, il reste une corde qui vibre pour toi. Ah ! qu’il éclate plutôt ! Je me tuerai, mais je tuerai d’abord le monstre,