Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/267

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presse-papiers en fonte, sur sa table, vous vous souvenez, il pèse bien trois livres, et je lui assénai de toutes mes forces un coup sur la tête, avec le coin. Il ne poussa pas un cri, s’affaissa. Je le frappai encore deux fois et sentis qu’il avait le crâne fracassé. Il tomba à la renverse, tout couvert de sang. Je m’examinai : pas une éclaboussure ; j’essuyai le presse-papiers, le remis à sa place, puis je pris l’enveloppe derrière les icônes, j’en retirai l’argent et je la jetai à terre, ainsi que la faveur rose. J’allai au jardin tout tremblant, droit à ce pommier creux, vous le connaissez, je l’avais remarqué et j’y avais mis en réserve du papier et un chiffon ; j’enveloppai la somme et je la fourrai au fond du creux. Elle y est restée quinze jours, jusqu’à ma sortie de l’hôpital. Je retournai me coucher, songeant avec effroi : « Si Grigori est tué, ça peut aller fort mal ; s’il revient à lui, ce sera très bien, car il attestera que Dmitri Fiodorovitch est venu, qu’il a, par conséquent, tué et volé. » Dans mon impatience, je me mis à geindre pour réveiller Marthe Ignatièvna. Elle se leva enfin, vint auprès de moi, puis, remarquant l’absence de Grigori, elle alla au jardin où je l’entendis crier. J’étais déjà rassuré. »

Smerdiakov s’arrêta. Ivan l’avait écouté dans un silence de mort, sans bouger, sans le quitter des yeux. Smerdiakov lui jetait parfois un coup d’œil, mais regardait surtout de côté. Son récit achevé, il parut ému, respirant avec peine, le visage couvert de sueur. On ne pouvait deviner s’il éprouvait des remords.

« Un instant, reprit Ivan en réfléchissant. Et la porte ? S’il n’a ouvert qu’à toi, comment Grigori a-t-il pu la voir ouverte auparavant ? Car il l’a bien vue le premier ? »

Ivan posait ces questions du ton le plus calme, de sorte que si quelqu’un les eût observés en ce moment du seuil, il en aurait conclu qu’ils s’entretenaient paisiblement d’un sujet quelconque.

« Quant à cette porte que Grigori prétend avoir vue ouverte, ce n’est qu’un effet de son imagination, dit Smerdiakov avec un sourire. Car c’est un homme très entêté ; il aura cru voir, et vous ne l’en ferez pas démordre. C’est un bonheur pour nous qu’il ait eu la berlue ; cette déposition achève de confondre Dmitri Fiodorovitch.

— Écoute, dit Ivan paraissant de nouveau s’embrouiller, écoute… J’avais encore beaucoup de choses à te demander, mais je les ai oubliées… Ah ! oui, dis-moi seulement pourquoi tu as décacheté et jeté l’enveloppe à terre ? Pourquoi ne pas avoir emporté le tout ?… D’après ton récit, il m’a semblé que