Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/275

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tu vas, demain, défendre ton frère, tu te sacrifies ; c’est chevaleresque…

— Tais-toi, sinon gare aux coups de pied !

— En un sens, ça me fera plaisir, car mon but sera atteint : si tu agis ainsi, c’est que tu crois à ma réalité ; on ne donne pas de coups de pied à un fantôme. Trêve de plaisanteries ; tu peux m’injurier, mais il vaut mieux être un peu plus poli, même avec moi. Imbécile, canaille ! Quelles expressions !

— En t’injuriant, je m’injurie ! Toi, c’est moi-même, mais sous un autre museau. Tu exprimes mes propres pensées… et tu ne peux rien dire de nouveau !

— Si nos pensées se rencontrent, cela me fait honneur, dit gracieusement le gentleman.

— Seulement, tu choisis mes pensées les plus sottes. Tu es bête et banal. Tu es stupide. Je ne puis te supporter !… Que faire, que faire ? murmura Ivan entre ses dents.

— Mon ami, je veux pourtant rester un gentleman et être traité comme tel, dit le visiteur avec un certain amour-propre, d’ailleurs conciliant, débonnaire… Je suis pauvre, mais… je ne dirai pas très honnête ; cependant… on admet généralement comme un axiome que je suis un ange déchu. Ma foi, je ne puis me représenter comment j’ai pu, jadis, être un ange. Si je l’ai jamais été, il y a si longtemps que ce n’est pas un péché de l’oublier. Maintenant, je tiens uniquement à ma réputation d’homme comme il faut et je vis au hasard, m’efforçant d’être agréable. J’aime sincèrement les hommes ; on m’a beaucoup calomnié. Quand je me transporte sur la terre, chez vous, ma vie prend une apparence de réalité, et c’est ce qui me plaît le mieux. Car le fantastique me tourmente comme toi-même, aussi j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout est défini, il y a des formules, de la géométrie ; chez nous, ce n’est qu’équations indéterminées ! Ici, je me promène, je rêve (j’aime rêver). Je deviens superstitieux. Ne ris pas, je t’en prie ; j’aime aller aux bains publics, imagine-toi, être à l’étuve avec les marchands et les popes. Mon rêve, c’est de m’incarner, mais définitivement, dans quelque marchande obèse, et de partager toutes ses croyances. Mon idéal, c’est d’aller à l’église et d’y faire brûler un cierge, de grand cœur, ma parole. Alors mes souffrances prendront fin. J’aime aussi vos remèdes : au printemps, il y avait une épidémie de petite vérole, je suis