Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/303

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l’accusation ». En général, l’exposé de Rakitine plut au public par l’indépendance et la noblesse de la pensée ; on entendit même quelques applaudissements lorsqu’il parla du servage et de la Russie en proie à la désorganisation. Mais Rakitine, qui était jeune, commit une bévue dont le défenseur sut aussitôt profiter. Interrogé au sujet de Grouchegnka et entraîné par son succès et la hauteur morale où il avait plané, il s’exprima avec quelque dédain sur Agraféna Alexandrovna, « entretenue par le marchand Samsonov ». Il eût donné beaucoup ensuite pour retirer cette parole, car ce fut là que Fétioukovitch l’attrapa. Et cela parce que Rakitine ne s’attendait pas à ce que celui-ci pût s’initier en si peu de temps à des détails aussi intimes.

« Permettez-moi une question, commença le défenseur avec un sourire aimable et presque déférent. Vous êtes bien Mr Rakitine, l’auteur d’une brochure éditée par l’autorité diocésaine, Vie du bienheureux Père Zosime, pleine de pensées religieuses, profondes, avec une dédicace fort édifiante à Sa Grandeur, et que j’ai lue récemment avec tant de plaisir ?

— Elle n’était pas destinée à paraître… on l’a publiée sans me prévenir, murmura Rakitine qui paraissait déconcerté.

— C’est très bien. Un penseur comme vous peut et même doit s’intéresser aux phénomènes sociaux. Votre brochure, grâce à la protection de Sa Grandeur, s’est répandue et a rendu service… Mais voici ce que je serais curieux de savoir : vous venez de déclarer que vous connaissiez intimement Mme Sviétlov ? (Nota bene. Tel était le nom de famille de Grouchegnka. Je l’ignorais jusqu’alors.)

— Je ne puis répondre de toutes mes connaissances… Je suis un jeune homme… D’ailleurs, qui le pourrait ? dit Rakitine en rougissant.

— Je comprends, je comprends parfaitement ! dit Fétioukovitch, feignant la confusion et comme empressé à s’excuser. Vous pouviez, comme n’importe qui, vous intéresser à une femme jeune et jolie, qui recevait chez elle la fleur de la jeunesse locale, mais… je voulais seulement me renseigner ; nous savons qu’il y a deux mois, Mme Sviétlov désirait vivement faire la connaissance du cadet des Karamazov, Alexéi Fiodorovitch. Elle vous avait promis vingt-cinq roubles si vous le lui ameniez dans son habit religieux. La visite eut lieu le soir même du drame qui a provoqué le procès actuel. Avez-vous reçu alors de Mme Sviétlov vingt-cinq roubles de récompense, voilà ce que je voudrais que vous me disiez ?