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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/308

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proférait des paroles bizarres : « Bernard, l’éthique et autres choses qu’il ne faut pas. » Le docteur voyait surtout une preuve de manie dans le fait que l’accusé ne pouvait parler sans exaspération des trois mille roubles dont il s’estimait frustré, alors qu’il restait relativement calme au souvenir des autres offenses et échecs subis. « Enfin, il paraît que, déjà auparavant, il entrait en fureur au sujet de ces trois mille roubles, et cependant on assure qu’il n’est ni intéressé ni cupide. Quant à l’opinion de mon savant confère, conclut avec ironie l’homme de l’art, à savoir que l’accusé aurait dû en entrant regarder les dames, c’est une assertion plaisante, mais radicalement erronée ; je conviens qu’en pénétrant dans la salle où se décide son sort, l’inculpé n’aurait pas dû avoir un regard aussi fixe, et que cela pourrait en effet déceler un trouble mental ; mais j’affirme en même temps qu’il aurait dû regarder non à gauche, vers les dames, mais à droite, cherchant des yeux son défenseur, celui en qui il espère et dont son sort dépend. » Le spécialiste avait formulé son opinion sur un ton impérieux.

Le désaccord entre les deux experts parut particulièrement comique après la conclusion inattendue du Dr Varvinski, qui leur succéda. D’après lui, l’accusé, maintenant comme alors, était tout à fait normal, si avant son arrestation il avait fait preuve d’une surexcitation extraordinaire, elle pouvait provenir des causes les plus évidentes : jalousie, colère, ivresse continuelle, etc. En tout cas cette nervosité n’avait rien à voir avec « l’obsession » dont on venait de parler. Quant à savoir où devait regarder l’accusé en entrant dans la salle, « à mon humble avis, il devait regarder droit devant lui, comme il l’avait fait en réalité, les yeux fixés sur les juges dont dépendait désormais son sort, de sorte que par là même il avait démontré son état parfaitement normal », conclut le jeune médecin avec quelque animation.

« Bravo, guérisseur ! cria Mitia, c’est bien ça ! »

On le fit taire, mais cette opinion eut une influence décisive sur le tribunal et le public, car tout le monde la partagea, comme on le vit par la suite.

Le Dr Herzenstube, entendu comme témoin, servit inopinément les intérêts de Mitia. En qualité de vieil habitant, connaissant depuis longtemps la famille Karamazov, il fournit d’abord quelques renseignements dont « l’accusation » fit son profit mais ajouta :

« Cependant, le pauvre jeune homme méritait un meilleur sort, car il avait bon cœur dans son enfance et par la suite,