Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/316

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presque. Que le même homme ait pu, dans un élan de générosité, donner ses cinq derniers mille roubles, et ensuite tuer son père pour lui en voler trois mille, cela ne tenait guère debout. Fétioukovitch pouvait tout au moins écarter l’accusation de vol. « L’affaire » s’éclairait d’un jour nouveau. La sympathie tournait en faveur de Mitia. Une ou deux fois, durant la déposition de Catherine Ivanovna, il voulut se lever, mais retomba sur son banc, en se couvrant le visage de ses mains. Quand elle eut fini, il s’écria en lui tendant les bras :

« Katia, pourquoi as-tu causé ma perte ? »

Il éclata en sanglots, mais se remit vite et cria encore :

« Maintenant, je suis condamné ! »

Puis il se raidit à sa place les dents serrées, les bras croisés sur sa poitrine. Catherine Ivanovna demeura dans la salle ; elle était pâle, les yeux baissés. Ses voisins racontèrent qu’elle tremblait, comme en proie à la fièvre. Ce fut le tour de Grouchegnka.

Je vais aborder la catastrophe qui causa peut-être, en effet, la perte de Mitia. Car je suis persuadé, et tous les juristes le dirent ensuite, que, sans cet épisode, le criminel eût obtenu au moins les circonstances atténuantes. Mais il en sera question tout à l’heure. Parlons d’abord de Grouchegnka.

Elle parut aussi tout en noir, les épaules couvertes de son magnifique châle. Elle s’avança vers la barre de sa démarche silencieuse, en se dandinant légèrement, comme font parfois les femmes corpulentes, les yeux fixés sur le président. À mon avis, elle était très bien, et nullement pâle, comme les dames le prétendirent ensuite. On assura aussi qu’elle avait l’air absorbé, méchant. Je crois seulement qu’elle était irritée et sentait lourdement peser sur elle les regards méprisants, curieux de notre public, friand de scandale. C’était une de ces natures fières, incapables de supporter le mépris qui, dès qu’elles le soupçonnent chez les autres, les enflamme de colère et les pousse à la résistance. Il y avait aussi, assurément, de la timidité et la pudeur de cette timidité, ce qui explique l’inégalité de son langage, tantôt courroucé, tantôt dédaigneux et grossier, dans lequel on sentait soudain une note sincère quand elle s’accusait elle-même. Parfois, elle parlait sans se soucier des suites : « Tant pis pour ce qui arrivera, je le dirai pourtant… » À propos de ses relations avec Fiodor Pavlovitch, elle observa d’un ton tranchant : « Bagatelle que tout cela ! Est-ce ma faute s’il s’est attaché à moi ? » Un instant après, elle ajouta : «