Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/349

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à la mort ; ce quelque chose, c’est la conscience, messieurs les jurés, c’est son jugement, c’est le remords. Mais le pistolet concilie tout, c’est l’unique issue ; quant à l’au-delà, j’ignore si Karamazov a pensé alors à ce qu’il y aurait là-bas, et s’il en est capable, comme Hamlet. Non, messieurs les jurés, ailleurs, on a Hamlet, nous n’avons encore que des Karamazov ! »

Ici Hippolyte Kirillovitch fit un tableau détaillé des faits et gestes de Mitia, décrivit les scènes chez Perkhotine, dans la boutique, avec les voituriers. Il cita une foule de propos confirmés par des témoins, et le tableau s’imposait à la conviction des auditeurs ; l’ensemble des faits était particulièrement frappant. La culpabilité de cet être désorienté, insoucieux de sa sécurité, sautait aux yeux. « À quoi bon la prudence ? poursuivit Hippolyte Kirillovitch ; deux ou trois fois il a failli avouer et fait des allusions (suivaient les dépositions des témoins). Il a même crié au voiturier sur la route : « Sais-tu que tu mènes un assassin ? » Mais il ne pouvait tout dire ; il lui fallait d’abord arriver au village de Mokroïé et là achever son poème. Or, qu’est-ce qui attendait le malheureux ? Le fait est qu’à Mokroïé, il s’aperçoit bientôt que son rival « incontesté » n’est pas irrésistible et que ses félicitations arrivent mal à propos. Mais vous connaissez déjà les faits, messieurs les jurés. Le triomphe de Karamazov sur son rival fut complet ; alors commence pour lui une crise terrible, la plus terrible de toutes celles qu’il a traversées. On peut croire, messieurs les jurés, que la nature outragée exerce un châtiment plus rigoureux que celui de la justice humaine ! En outre, les peines que celle-ci inflige apportent un adoucissement à l’expiation de la nature, elles sont même parfois nécessaires à l’âme du criminel pour la sauver du désespoir, car je ne puis me figurer l’horreur et la souffrance de Karamazov en apprenant qu’elle l’aimait, qu’elle repoussait pour lui l’ancien amant, le conviait, lui, Mitia, à une vie régénérée, lui promettait le bonheur, et cela quand tout était fini pour lui, quand rien n’était plus possible ! À propos, voici, en passant, une remarque fort importante pour expliquer la véritable situation de l’accusé à ce moment : cette femme, objet de son amour, est demeurée pour lui jusqu’au bout, jusqu’à l’arrestation, une créature inaccessible, bien que passionnément désirée. Mais pourquoi ne s’est-il pas suicidé alors, pourquoi a-t-il renoncé à ce dessein et oublié jusqu’à son pistolet ? Cette soif passionnée d’amour et l’espoir de l’étancher aussitôt l’ont retenu. Dans l’ivresse de la fête, il s’est comme rivé à sa bien-aimée, qui fait bombance avec lui, plus séduisante que jamais :