Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/351

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aussi critique, mis de côté et cousu dans un sachet la moitié de trois mille roubles ; et, bien que ce soit assurément une invention, comme nous allons le prouver, cette idée est familière à Karamazov, il l’a méditée. De plus, lorsqu’il affirmait ensuite au juge d’instruction avoir distrait quinze cents roubles dans un sachet (lequel n’a jamais existé), il l’a peut-être imaginé sur-le-champ, précisément parce que, deux heures auparavant, il avait distrait et caché la moitié de la somme, quelque part, à Mokroïé, à tout hasard, jusqu’au matin, pour ne pas la garder sur lui, d’après une inspiration subite. Souvenez-vous, messieurs les jurés, que Karamazov peut contempler à la fois deux abîmes. Nos recherches dans cette maison ont été vaines ; peut-être l’argent y est-il encore, peut-être a-t-il disparu le lendemain et se trouve-t-il maintenant en possession de l’accusé. En tout cas, on l’a arrêté à côté de sa maîtresse, à genoux devant elle ; elle était couchée, il lui tendait les bras, oubliant tout le reste, au point qu’il n’entendit pas approcher ceux qui venaient l’arrêter. Il n’eut pas le temps de préparer une réponse et fut pris au dépourvu.

« Et maintenant le voilà devant ses juges, devant ceux qui vont décider de son sort. Messieurs les jurés, il y a, dans l’exercice de nos fonctions, des moments où nous-mêmes nous avons presque peur de l’humanité ! C’est lorsqu’on contemple la terreur bestiale du criminel qui se voit perdu, mais veut lutter encore. C’est lorsque l’instinct de la conservation s’éveille en lui tout à coup, qu’il fixe sur vous un regard pénétrant, plein d’anxiété et de souffrance, qu’il scrute votre visage, vos pensées, se demande de quel côté viendra l’attaque, imagine, en un instant, dans son esprit troublé, mille plans, mais craint de parler, craint de se trahir ! Ces moments humiliants pour l’âme humaine, ce calvaire, cette avidité bestiale de salut sont affreux, ils font frissonner parfois le juge lui-même et excitent sa compassion. Et nous avons assisté à ce spectacle. D’abord ahuri, il laissa échapper dans son effroi quelques mots des plus compromettants : « Le sang ! J’ai mérité mon sort ! » Mais aussitôt, il se retient. Il ne sait encore que dire, que répondre, et ne peut opposer qu’une vaine dénégation : « Je suis innocent de la mort de mon père ! » Voilà le premier retranchement, derrière lequel on essaiera de construire d’autres travaux de défense. Sans attendre nos questions, il tâche d’expliquer ses premières exclamations compromettantes en disant qu’il s’estime coupable seulement de la mort du vieux domestique Grigori : « Je suis coupable de ce sang, mais qui a tué mon père, messieurs, qui a pu le