Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/362

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cas, où est passé l’argent, on ne l’a pas retrouvé lors de la perquisition ? » D’abord on en a retrouvé une partie dans sa cassette, puis il a pu le retirer le matin ou même la veille, en disposer, l’envoyer, changer enfin complètement d’idée, sans juger nécessaire d’en faire part à Smerdiakov. Or, si cette hypothèse est tant soit peu vraisemblable, comment peut-on inculper si catégoriquement l’accusé d’assassinat suivi de vol, et affirmer qu’il y a eu vol ? Nous entrons ainsi dans le domaine du roman. Pour soutenir qu’une chose a été dérobée, il faut désigner cette chose ou tout au moins prouver irréfutablement qu’elle a existé. Or, personne ne l’a même vue. Récemment, à Pétersbourg, un jeune marchand ambulant de dix-huit ans entra en plein jour dans la boutique d’un changeur qu’il tua à coups de hache avec une audace extraordinaire, emportant quinze cents roubles. Il fut arrêté cinq heures après ; on retrouva sur lui la somme entière moins quinze roubles déjà dépensés. En outre, le commis de la victime, qui s’était absenté, indiqua à la police non seulement le montant du vol, mais la valeur et le nombre des billets et des pièces d’or dont se composait la somme. Le tout fut retrouvé en possession de l’assassin, qui fit d’ailleurs des aveux complets. Voilà, messieurs les jurés, ce que j’appelle une preuve ! L’argent est là, on peut le toucher, impossible de nier son existence. En est-il de même dans l’affaire qui nous occupe ? Pourtant le sort d’un homme est en jeu. « Soit, dira-t-on ; mais il a fait la fête cette même nuit, et prodigué l’argent ; on a trouvé sur lui quinze cents roubles ; d’où viennent-ils ? » Mais, précisément, le fait qu’on n’a retrouvé que quinze cents roubles, la moitié de la somme, prouve que cet argent ne provenait peut-être nullement de l’enveloppe. En calculant rigoureusement le temps, l’instruction a établi que l’accusé, après avoir vu les servantes, s’est rendu tout droit chez M. Perkhotine, puis n’est pas resté seul un instant ; il n’a donc pas pu cacher en ville la moitié des trois mille roubles. L’accusation suppose que l’argent est caché quelque part au village de Mokroïé ; pourquoi pas dans les caves du château d’Udolphe ?[1] N’est-ce pas une supposition fantasque et romanesque ? Et remarquez-le, messieurs les jurés, il suffit d’écarter cette hypothèse pour que l’accusation de vol s’écroule, car que sont devenus ces quinze cents roubles ?

  1. Les Mystères d’Udolphe, roman de Mrs Ann Radcliffe – 1794 –, eurent, ainsi que les autres « romans terrifiants » de cet auteur, un succès considérable qui se maintint longtemps dans toute l’Europe.