Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/364

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sont entachées de partialité. Nous dénierait-on le droit de conclure qu’une femme avide de vengeance a pu exagérer bien des choses ? Notamment les conditions humiliantes dans lesquelles l’argent fut offert. Au contraire, cette offre dut être faite d’une manière acceptable, surtout pour un homme aussi léger que notre client, qui comptait d’ailleurs recevoir bientôt de son père les trois mille roubles dus pour règlement de comptes. C’était aléatoire, mais sa légèreté même le persuadait qu’il allait obtenir satisfaction et pourrait par conséquent s’acquitter de sa dette envers Mlle Verkhovtsev. Mais l’accusation repousse la version du sachet : « Pareils sentiments sont incompatibles avec son caractère. » Cependant, vous avez parlé vous-même des deux abîmes que Karamazov peut contempler à la fois. En effet, sa nature à double face est capable de s’arrêter au milieu de la dissipation la plus effrénée, s’il subit une autre influence. Cette autre influence, c’est l’amour, ce nouvel amour qui s’est enflammé en lui comme la poudre, et pour lequel il faut de l’argent, plus encore que pour faire la fête avec cette même bien-aimée. Qu’elle lui dise : « Je suis à toi, je ne veux pas de Fiodor Pavlovitch », il la saisira, il l’emmènera au loin, à condition d’en avoir les moyens. Ceci passe avant la fête. Karamazov ne peut-il s’en rendre compte ? Voilà ce qui le tourmentait ; quoi d’invraisemblable à ce qu’il ait réservé cet argent, à tout hasard ? Mais le temps passe ; Fiodor Pavlovitch ne donne pas à l’accusé les trois mille roubles ; au contraire, le bruit court qu’il les destine précisément à séduire sa bien-aimée. « Si Fiodor Pavlovitch ne me donne rien, songe-t-il, je passerai pour un voleur aux yeux de Catherine Ivanovna. » Ainsi naît l’idée d’aller déposer devant Catherine Ivanovna ces quinze cents roubles qu’il continue à porter sur lui, dans le sachet, en disant : « Je suis un misérable, mais non un voleur. » Voilà donc une double raison de conserver cet argent comme la prunelle de ses yeux, au lieu de découdre le sachet et d’en prélever un billet après l’autre. Pourquoi refuser à l’accusé le sentiment de l’honneur ? Il existe en lui ce sentiment, mal compris peut-être, souvent erroné, soit, mais réel, poussé jusqu’à la passion, il l’a prouvé. Mais la situation se complique, les tortures de la jalousie atteignent leur paroxysme, et ces deux questions, toujours les mêmes, obsèdent de plus en plus le cerveau enfiévré de mon client : « Si je rembourse Catherine Ivanovna, avec quoi emmènerais-je Grouchegnka ? » S’il s’est enivré durant tout ce mois, s’il a fait des folies et du tapage