Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/375

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ils paraissent, ils sont capables d’aimer jusqu’à la souffrance, d’aimer une femme d’un amour idéal et élevé. Encore un coup, ne riez pas, c’est ce qui arrive le plus souvent aux natures de cette sorte ; seulement, elles ne peuvent pas dissimuler leur impétuosité parfois grossière, voilà ce qui frappe, voilà ce qu’on remarque, alors que l’intérieur demeure ignoré. En réalité, leurs passions s’apaisent rapidement, et quand ils rencontrent une personne aux sentiments élevés, ces êtres qui semblent grossiers et violents cherchent la régénération, la possibilité de s’amender, de devenir nobles, honnêtes, « sublimes », si décrié que soit ce mot. J’ai dit tout à l’heure que je respecterais le roman de mon client avec Mlle Verkhovtsev. Néanmoins, on peut parler à mots couverts ; nous avons entendu, non pas une déposition, mais le cri d’une femme qui se venge, et ce n’est pas à elle à lui reprocher sa trahison, car c’est elle qui a trahi ! Si elle avait eu le temps de rentrer en elle-même, elle n’aurait pas fait un pareil témoignage. Oh ! ne la croyez pas, non, mon client n’est pas un « monstre », comme elle l’a appelé. Le Crucifié qui aimait les hommes a dit avant les angoisses de la Passion : « Je suis le Bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis ; aucune d’elles ne périra »[1]. Ne perdons pas, nous, une âme humaine ! Je demandais : qu’est-ce qu’un père ? C’est un nom noble et précieux, me suis-je écrié. Mais il faut user loyalement du terme, messieurs les jurés, et je me permets d’appeler les choses par leur nom. Un père tel que la victime, le vieux Karamazov, est indigne de s’appeler ainsi. L’amour filial non justifié est absurde. On ne peut susciter l’amour avec rien, il n’y a que Dieu qui tire quelque chose du néant. « Pères, ne contristez point vos enfants »[2], écrit l’apôtre d’un cœur brûlant d’amour. Ce n’est pas pour mon client que je cite ces saintes paroles, je les rappelle pour tous les pères. Qui m’a confié le pouvoir de les instruire ? Personne. Mais comme homme, comme citoyen, je m’adresse à eux : vivos voco ![3] Nous ne restons pas longtemps sur terre, nos actions et nos paroles sont souvent mauvaises. Aussi mettons tous à profit les moments que nous passons ensemble pour nous adresser mutuellement une bonne parole. C’est ce que je fais ; je profite de l’occasion qui m’est offerte. Ce n’est pas pour rien que cette tribune nous a été

  1. Jean, X, II.
  2. Paul, « Ephés. », VI, 4. Le texte exact est : « N’irritez point ».
  3. Réminiscence de Schiller – Épigraphe de la Cloche.