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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/377

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ne pas causer sa perte. Nous ferons alors œuvre de chrétiens et non seulement de mystiques, une œuvre raisonnable, vraiment philanthropique… »

À ce moment, de vifs applaudissements partirent de différents points de la salle, mais Fétioukovitch fit un geste, comme pour supplier de ne pas l’interrompre. Tout se calma aussitôt. L’orateur poursuivit :

« Pensez-vous, messieurs les jurés, que de telles questions puissent échapper à nos enfants, lorsqu’ils commencent à réfléchir ? Non, certes, et nous n’exigerons pas d’eux une abstention impossible ! La vue d’un père indigne, surtout comparé à ceux des autres enfants, ses condisciples, inspire malgré lui à un jeune homme des questions douloureuses. On lui répond banalement : « C’est lui qui t’a engendré, tu es son sang, tu dois donc l’aimer. » De plus en plus surpris le jeune homme se demande malgré lui : « Est-ce qu’il m’aimait, lorsqu’il m’a engendré ? Il ne me connaissait pas, il ignorait même mon sexe, à cette minute de passion, où il était peut-être échauffé par le vin, et il ne m’a transmis qu’un penchant à la boisson ; voilà tous ses bienfaits… Pourquoi dois-je l’aimer ; pour le seul fait de m’avoir engendré, lui qui ne m’a jamais aimé ? »[1] Oh ! ces questions vous semblent peut-être grossières, cruelles, mais n’exigez pas d’un jeune esprit une abstention impossible : « Chassez le naturel par la porte, il rentre par la fenêtre », mais surtout, ne craignons pas le « métal » et le « soufre », et résolvons la question comme le prescrivent la raison et l’humanité, et non les idées mystiques. Comment la résoudre ? Eh bien, que le fils vienne demander sérieusement à son père : « Père, dis-moi pourquoi je dois t’aimer, prouve-moi que c’est un devoir » ; si ce père est capable de lui répondre et de le lui prouver, voilà une véritable famille, normale, qui ne repose pas uniquement sur un préjugé mystique, mais sur des bases rationnelles, rigoureusement humaines. Au contraire, si le père n’apporte aucune preuve, c’en est fait de cette famille ; le père n’en est plus un pour son fils, celui-ci reçoit la liberté et le droit de le considérer comme un étranger et même un ennemi. Notre tribune, messieurs les jurés, doit être l’école de la vérité et des idées saines ! »

De vifs applaudissements interrompirent l’orateur. Assurément, ils n’étaient pas unanimes, mais la moitié de la salle

  1. Encore un emprunt probable à Schiller : les Brigands, I, 1, monologue de Franz, « in fine ».