Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/379

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se dira : « Ces gens n’ont rien fait pour moi, pour m’élever, m’instruire, me rendre meilleur, faire de moi un homme. Ils m’ont refusé toute assistance et maintenant ils m’envoient au bagne. Me voilà quitte, je ne leur dois rien, ni à personne. Ils sont méchants, cruels, je le serai aussi. » Voilà ce qu’il dira, messieurs les jurés ! je le jure ; en le déclarant coupable, vous ne ferez que le mettre à l’aise, que soulager sa conscience et loin d’éprouver des remords, il maudira le sang versé par lui. En même temps, vous rendez son relèvement impossible, car il demeurera méchant et aveugle jusqu’à la fin de ses jours. Voulez-vous lui infliger le châtiment le plus terrible qu’on puisse imaginer, tout en régénérant son âme à jamais ? Si oui, accablez-le de votre clémence ! Vous le verrez tressaillir. « Suis-je digne d’une telle faveur, d’un tel amour ? » se dira-t-il. Il y a de la noblesse, messieurs les jurés, dans cette nature sauvage. Il s’inclinera devant votre mansuétude, il a soif d’un grand acte d’amour, il s’enflammera, il ressuscitera définitivement. Certaines âmes sont assez mesquines pour accuser le monde entier. Mais comblez cette âme de miséricorde, témoignez-lui de l’amour, et elle maudira ses œuvres, car les germes du bien abondent en elle. Son âme s’épanouira en voyant la mansuétude divine, la bonté et la justice humaines. Il sera saisi de repentir, l’immensité de la dette contractée l’accablera. Il ne dira pas alors : « Je suis quitte », mais : « Je suis coupable devant tous et le plus indigne de tous. » Avec des larmes d’attendrissement il s’écriera : « Les hommes valent mieux que moi, car ils ont voulu me sauver, au lieu de me perdre. » Oh ! il vous est si facile d’user de clémence, car dans l’absence de preuves décisives, il vous serait trop pénible de rendre un verdict de culpabilité. Mieux vaut acquitter dix coupables que condamner un innocent. Entendez-vous la grande voix du siècle passé de notre histoire nationale ? Est-ce à moi, chétif, de vous rappeler que la justice russe n’a pas uniquement pour but de châtier, mais aussi de relever un être perdu ? Que les autres peuples observent la lettre de la loi, et nous l’esprit et l’essence, pour la régénération des déchus. Et s’il en est ainsi, alors, en avant, Russie ! Ne vous effrayez pas avec vos troïkas emportées dont les autres peuples s’écartent avec dégoût ! Ce n’est pas une troïka emportée, c’est un char majestueux, qui marche solennellement, tranquillement vers le but. Le sort de mon client est entre vos mains, ainsi que les destinées du droit russe. Vous le sauverez, vous le défendrez en vous montrant à la hauteur de votre mission. »