Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/381

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parricide, voyez-vous, c’est le « soufre » de la marchande moscovite. Les plus nobles traditions de la justice russe sont dénaturées uniquement pour obtenir l’absolution de ce qui ne peut être absous. Comblez-le de clémence, s’exclame le défenseur, le criminel n’en demande pas davantage, on verra demain le résultat ! D’ailleurs, n’est-ce pas par une modestie exagérée qu’il demande seulement l’acquittement de l’accusé ? Pourquoi ne pas demander la fondation d’une bourse qui immortaliserait l’exploit du parricide aux yeux de la postérité et de la jeune génération ? On corrige l’Évangile et la religion : tout ça c’est du mysticisme, nous seuls possédons le vrai christianisme, déjà vérifié par l’analyse de la raison et des idées saines. On évoque devant nous une fausse image du Christ ! « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis », s’exclame le défenseur, en concluant aussitôt que le Christ a ordonné de mesurer de la même mesure qui nous est appliquée. Voilà ce qu’on proclame à la tribune de vérité ! Nous ne lisons l’Évangile qu’à la veille de nos discours, pour briller par la connaissance d’une œuvre assez originale, au moyen de laquelle on peut produire un certain effet dans la mesure où c’est nécessaire. Or, le Christ a précisément défendu d’agir ainsi, car c’est ce que fait le monde méchant, et nous, loin de rendre le mal pour le mal, nous devons tendre la joue, et pardonner à ceux qui nous ont offensés. Voilà ce que nous a enseigné notre Dieu, et non pas que c’est un préjugé de défendre aux enfants de tuer leur père. Et ce n’est pas nous qui corrigerons à cette tribune l’Évangile de notre Dieu, que le défenseur daigne seulement appeler « le Crucifié qui aimait les hommes », en opposition avec toute la Russie orthodoxe qui l’invoque en proclamant : « Tu es notre Dieu !… »

Ici, le président intervint et pria l’orateur de ne pas exagérer, de demeurer dans les justes limites, etc., comme font d’habitude les présidents en pareil cas. La salle était houleuse. Le public s’agitait, proférait des exclamations indignées. Fétioukovitch ne répliqua même pas, il vint seulement, les mains sur le cœur, prononcer d’un ton offensé quelques paroles pleines de dignité. Il effleura de nouveau avec ironie les « romans » et la « psychologie » et trouva moyen de décocher ce trait « Jupiter, tu as tort, puisque tu te fâches », ce qui fit rire le public, car Hippolyte Kirillovitch ne ressemblait nullement à Jupiter. Quant à la prétendue accusation de permettre à la jeunesse le parricide,