Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/406

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ranger, de vieux souliers devenus roux, racornis, rapiécés. En les voyant, il leva les bras, s’élança, se jeta à genoux, saisit un des souliers, qu’il couvrit de baisers en criant :

« Ilioucha, mon cher petit, où sont tes pieds ?

— Où l’as-tu emporté ? Où l’as-tu emporté ? » s’écria la folle d’une voix déchirante.

Nina aussi se mit à sangloter. Kolia sortit vivement, suivi par les enfants. Aliocha en fit autant :

« Laissons-les pleurer, dit-il à Kolia ; impossible de les consoler. Nous reviendrons dans un moment.

— Oui, il n’y a rien à faire, c’est affreux, approuva Kolia. Savez-vous, Karamazov, dit-il en baissant la voix pour n’être pas entendu : j’ai beaucoup de chagrin, et pour le ressusciter je donnerais tout au monde !

— Moi aussi, dit Aliocha.

— Qu’en pensez-vous, Karamazov, faut-il venir ce soir ? Il va s’enivrer.

— C’est bien possible. Nous ne viendrons que tous les deux, ça suffit, passer une heure avec eux, avec la maman et Nina. Si nous venions tous à la fois, cela leur rappellerait tout, conseilla Aliocha.

— La logeuse est en train de mettre le couvert, est-ce pour la commémoration[1] ? le pope viendra ; faut-il y retourner maintenant, Karamazov ?

— Certainement.

— Comme c’est étrange, Karamazov ; une telle douleur et des crêpes ; comme tout est bizarre dans notre religion !

— Il y aura du saumon, dit tout à coup le garçon qui avait découvert Troie.

— Je vous prie sérieusement, Kartachov, de ne plus nous importuner avec vos bêtises, surtout lorsqu’on ne vous parle pas et qu’on désire même ignorer votre existence », fit Kolia avec irritation.

Le jeune garçon rougit, mais n’osa rien répondre. Cependant tous suivaient lentement le sentier et Smourov s’écria soudain :

« Voilà la pierre d’Ilioucha, sous laquelle on voulait l’enterrer. »

Tous s’arrêtèrent en silence à côté de la pierre. Aliocha regardait, et la scène que lui avait naguère racontée Sniéguiriov, comment Ilioucha, en pleurant et en étreignant son

  1. La coutume de « commémorer les morts » dans un repas funèbre est, en Russie, une survivance des premiers temps du christianisme – agapes funéraires.