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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/44

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le jeune fonctionnaire à qui il avait engagé ses pistolets pour dix roubles. Il était déjà huit heures et demie, et Piotr Ilitch, après avoir pris le thé, venait de mettre sa redingote pour aller jouer une partie de billard. En apercevant Mitia et son visage taché de sang, il s’écria :

« Mon Dieu, qu’avez-vous ?

— Voici, dit vivement Mitia, je suis venu dégager mes pistolets. Merci. Je suis pressé, Piotr Ilitch, veuillez faire vite. »

Piotr Ilitch s’étonnait de plus en plus. Mitia était entré, une liasse de billets de banque à la main, qu’il tenait d’une façon insolite, le bras tendu, comme pour les montrer à tout le monde. Il avait dû les porter ainsi dans la rue, d’après ce que raconta ensuite le jeune domestique qui lui ouvrit. C’étaient des billets de cent roubles qu’il tenait de ses doigts ensanglantés. Piotr Ilitch expliqua plus tard aux curieux qu’il était difficile d’évaluer la somme à vue d’œil, il pouvait y avoir deux à trois mille roubles. Quand à Dmitri, « sans avoir bu, il n’était pas dans son état normal, paraissait exalté, fort distrait et en même temps absorbé, comme s’il méditait sur une question sans parvenir à la résoudre. Il se hâtait, répondait avec brusquerie, d’une façon bizarre ; par moments il avait l’air gai et nullement affligé ».

« Mais qu’avez-vous donc ? cria de nouveau Piotr Ilitch en l’examinant avec stupeur. Comment avez-vous pu vous salir ainsi ; êtes-vous tombé ? Regardez ! »

Il le mena devant la glace. À la vue de son visage souillé, Mitia tressaillit, fronça les sourcils.

« Sapristi ! il ne manquait plus que cela ! »

Il passa les billets de sa main droite dans la gauche et tira vivement son mouchoir. Plein de sang coagulé, il formait une boule qui restait collée. Mitia le lança à terre.

« Zut ! N’auriez-vous pas un chiffon… pour m’essuyer ?

— Alors, vous n’êtes pas blessé ? Vous feriez mieux de vous laver. Je vais vous donner de l’eau.

— C’est parfait… mais où mettrai-je cela ? »

Il désignait avec embarras la liasse de billets comme si c’était à Piotr Ilitch de lui dire où mettre son argent.

« Dans votre poche, ou bien déposez-le sur la table. Personne n’y touchera.

— Dans ma poche ? Ah ! oui, c’est bien… D’ailleurs, tout cela n’a pas d’importance. Finissons-en d’abord, au sujet des pistolets. Rendez-les-moi ; voici l’argent… J’en ai extrêmement besoin… et je n’ai pas une minute à perdre. »