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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/97

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partie, le jeune médecin du zemstvo[1], Varvinski, récemment arrivé de Pétersbourg, où il était sorti un des premiers de l’École de Médecine. Le procureur — c’est-à-dire le substitut, mais tous l’appelaient ainsi — Hippolyte Kirillovitch, était un homme à part, encore jeune, trente-cinq ans, mais disposé à la tuberculose, marié à une femme obèse et stérile, rempli d’amour-propre, irascible, tout en possédant de solides qualités. Par malheur, il se faisait beaucoup d’illusions sur ses mérites, ce qui le rendait constamment inquiet. Il avait même des penchants artistiques, une certaine pénétration psychologique appliquée aux criminels et au crime ; c’est pourquoi il se croyait victime de passe-droits, bien convaincu qu’on ne l’appréciait pas à sa valeur dans les hautes sphères. Aux heures de découragement, il menaçait même de se faire avocat d’assises. L’affaire Karamazov le galvanisa tout entier : « Une affaire qui pouvait passionner la Russie ! » Mais j’anticipe.

Dans la pièce voisine se tenait, avec les demoiselles, le jeune juge d’instruction Nicolas Parthénovitch Nelioudov, arrivé depuis deux mois de Pétersbourg. On s’étonna plus tard que ces personnages se fussent réunis comme exprès le soir du « crime », dans la maison du pouvoir exécutif. Cependant, il n’y avait rien là que de fort naturel : la femme d’Hippolyte Kirillovitch souffrant des dents depuis la veille, il avait dû se soustraire à ses plaintes ; le médecin ne pouvait passer la soirée que devant un tapis vert. Quant à Nélioudov, il avait projeté de rendre visite ce soir-là à Mikhaïl Makarovitch, soi-disant par hasard, afin de surprendre la fille de celui-ci, Olga Mikhaïlovna, dont c’était l’anniversaire : il connaissait ce secret, que, d’après lui, elle dissimulait pour ne pas organiser de sauterie. À son âge, qu’elle craignait de révéler, cela prêtait à des allusions moqueuses ; demain, il en parlerait à tout le monde, etc. Ce gentil garçon était, à cet égard, un grand polisson ; ainsi l’avaient surnommé nos dames, et il ne s’en plaignait pas. De bonne compagnie, de famille honorable, bien élevé, ce jouisseur était inoffensif et toujours correct. De petite taille et de complexion délicate, il portait toujours à ses doigts frêles quelques grosses bagues. Dans l’exercice de sa charge, il devenait très grave, car il avait une haute idée de son rôle et de ses obligations. Il savait surtout confondre, lors des interrogatoires, les assassins et autres malfaiteurs du

  1. Conseil de district, qui entretenait des hôpitaux, écoles, etc.