Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

II

Une circonstance particulière confirma certains soupçons horribles que Grigory avait conçus dès longtemps. Cette Lizaveta Smerdiactchaïa était une fille de petite taille, haute en couleur, avec une physionomie de parfaite idiote. Le regard avait une fixité désagréable, quoique mêlée de résignation. Elle marchait sans jamais s’arrêter, vêtue seulement d’une chemise de chanvre. Son épaisse chevelure noire frisait comme une toison de mouton et lui faisait une sorte d’immense chapeau, tout sale de boue, de feuilles, de paille, de morceaux de bois, car elle dormait toujours par terre, quelque part dans un fossé. Son père était un mechtchanine errant, ruiné, malade, alcoolique, et qui vivait depuis bien des années d’un métier analogue à celui d’homme de peine. Tout enfant, elle n’avait déjà plus de mère… Son père la battait sans pitié quand elle venait chez lui, ce qu’elle risquait rarement ; vivant plutôt aux frais de gens charitables qui lui faisaient l’aumône, à la pauvre innocente, pour plaire à Dieu. On avait essayé plusieurs fois de l’astreindre à porter un costume plus convenable que son unique chemise ; au commencement de chaque hiver, on lui donnait une touloupe et des bottes. Elle se laissait vêtir sans mot dire, puis, à la porte de la prochaine église, déposait bottes et touloupe et reprenait sa