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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 2.djvu/260

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ribles n’ont plus d’horreur pour nous, tant nous sommes blasés. Or, pourquoi restons-nous indifférents devant de tels phénomènes qui nous présagent un si sombre avenir ? Est-ce cynisme de notre part ? épuisement prématuré de la raison et de l’imagination de notre société si jeune encore et déjà sénile ? Les fondements de la morale sont-ils ébranlés à ce point en Russie ? seraient-ils même définitivement ruinés ? Je ne sais, mais il y a là, pour tout citoyen digne de ce nom, une cause profonde de souffrance. Notre presse, dont l’essor est si timide encore, a rendu déjà de grands services, car sans elle nous ne pourrions connaître ces débordements de nos volontés effrénées et la profondeur de notre chute morale. Que lisons-nous, en effet, dans nos journaux ? Oh ! des atrocités auprès desquelles notre cause pâlit et pourrait passer pour banale. La plupart de nos causes criminelles témoignent d’une funeste disposition générale des esprits, d’une sorte de naufrage national, d’une de ces plaies sociales qu’il est si difficile de guérir. Ici, un jeune et brillant officier, né dans la plus haute société, assassine sans remords quelque infime tchenovnik à qui, dans une certaine mesure, il devait quelque reconnaissance. Il assassine aussi la servante de son bienfaiteur pour s’emparer d’un billet jadis signé, et, en même temps, il vole le tchenovnik. Là un héros, jeune officier aussi, tout chamarré de décorations qui attestent ses exploits sur le champ de bataille, tue en simple brigand, sur la grande route, la mère de son général en chef et, pour séduire ses complices, leur affirme que cette femme l’aime comme un fils et par conséquent ne prendra pas de précautions contre eux. Eh bien, je