Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/10

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femme imbue des traditions classiques et constamment guidée dans son mécénatisme par des vues d’ordre supérieur. Cette grande dame eut durant vingt ans une influence capitale sur son pauvre ami. Il faudrait parler un peu d’elle, c’est ce que je vais faire.

III

Il y a des amitiés bizarres. Deux amis voudraient presque s’entre-dévorer, et ils passent toute leur vie ainsi sans pouvoir se séparer l’un de l’autre. Bien plus, celui des deux qui romprait la chaîne en deviendrait malade tout le premier et peut-être en mourrait. Plus d’une fois, et souvent à la suite d’un entretien intime avec Barbara Pétrovna, Stépan Trophimovitch, bondissant de dessus son divan, se mit à frapper le mur à coups de poing.

Je n’exagère rien : un jour même, dans un de ces transports furieux, il déplâtra la muraille. On me demandera peut-être comment un semblable détail est parvenu à ma connaissance. Je pourrais répondre que la chose s’est passée sous mes yeux, je pourrais dire que, nombre de fois, Stépan Trophimovitch a sangloté sur mon épaule, tandis qu’avec de vives couleurs il me peignait tous les dessous de son existence. Mais voici ce qui arrivait d’ordinaire après ces sanglots : le lendemain il se fût volontiers crucifié de ses propres mains pour expier son ingratitude ; il se hâtait de me faire appeler ou accourait lui-même chez moi, à seule fin de m’apprendre que Barbara Pétrovna était « un ange d’honneur et de délicatesse, et lui tout opposé ». Non content de verser ces confidences dans mon sein, il en faisait part à l’intéressée elle-même, et ce dans des épîtres fort éloquentes signées de son nom en toutes lettres. « Pas plus tard qu’hier, confessait-il, j’ai raconté à un étranger que vous me gardiez par