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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/105

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— Voici un bouquet pour vous, je viens de chez madame Chevalier, elle aura des fleurs tout l’hiver. Voici également Maurice Nikolaïévitch, je vous prie de faire connaissance avec lui. J’aurais voulu vous apporter un pâté plutôt qu’un bouquet, mais Maurice Nikolaïévitch prétend que c’est contraire à l’usage russe.

Le capitaine d’artillerie qu’elle appelait Maurice Nikolaïévitch était un grand et bel homme de trente-cinq ans ; il avait un extérieur très comme il faut, et sa physionomie imposante paraissait même sévère à première vue. Cependant on ne pouvait l’approcher sans deviner presque aussitôt en lui une bonté étonnante et des plus délicates. Fort taciturne, il semblait très flegmatique et d’un caractère peu liant. Chez nous, dans la suite, on parla de lui comme d’un esprit borné, ce qui n’était pas tout à fait juste.

Je ne décrirai pas la beauté d’Élisabeth Nikolaïevna. Déjà elle avait arraché un cri d’admiration à toute la ville, quoique certaines de nos dames et de nos demoiselles protestassent avec indignation contre un pareil enthousiasme. Plusieurs parmi elles avaient déjà pris en grippe Élisabeth Nikolaïevna, surtout à cause de sa fierté. Les dames Drozdoff n’avaient encore fait, pour ainsi dire, aucune visite, et, quoique ce retard fût dû en réalité à l’état maladif de Prascovie Ivanovna, on ne laissait pas d’en être mécontent. Un autre grief qu’on avait contre la jeune fille, c’était sa parenté avec la gouvernante ; enfin on lui reprochait de monter à cheval tous les jours. On n’avait pas encore vu d’amazones dans notre ville ; la société devait naturellement trouver mauvais qu’Élisabeth Nikolaïevna se promenât à cheval avant même d’avoir fait les visites exigées par l’étiquette provinciale. Tout le monde savait, d’ailleurs, que ces promenades lui avaient été ordonnées par les médecins, et, à ce propos, on parlait malignement de son défaut de santé. Elle ne se portait pas bien en effet. Ce qui se remarquait en elle à première vue, c’était une inquiétude maladive et nerveuse, une incessante fébrilité. Hélas ! l’infortunée souffrait beaucoup,