Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/12

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Au bout de huit jours, d’un mois, de six mois, elle lui rappelait à brûle-pourpoint telle expression de telle lettre, puis la lettre tout entière, avec toutes les circonstances. Aussitôt il rougissait de honte, et son trouble se traduisait ordinairement par une légère attaque de cholérine.

En effet, Barbara Pétrovna se prenait très souvent à le haïr. Mais, chose qu’il ne remarqua jamais, elle avait fini par le regarder comme son enfant, sa création, on pourrait même dire son acquisition ; il était devenu la chair de sa chair, et si elle le gardait, l’entretenait, ce n’était pas seulement parce qu’elle était « jalouse de ses talents ». Oh ! combien devaient la blesser de telles suppositions ! Un amour intense se mêlait en elle à la haine, à la jalousie et au mépris qu’elle éprouvait sans cesse à l’égard de Stépan Trophimovitch. Pendant vingt-deux ans elle l’entoura de soins, veilla sur lui avec la sollicitude la plus infatigable. Dès que se trouvait en jeu la réputation littéraire, scientifique ou civique de son ami, Barbara Pétrovna perdait le sommeil. Elle l’avait inventé, et elle croyait elle-même la première à son invention. Il était pour elle quelque chose comme un rêve. Mais, en revanche, elle exigeait beaucoup de lui, parfois même elle le traitait en esclave. Elle était rancunière à un degré incroyable…

IV

Au mois de mai 1855, on apprit à Skvorechniki le décès du lieutenant général Stavroguine. Sans doute Barbara Pétrovna ne pouvait pas regretter beaucoup le défunt, car, depuis quatre ans, les deux époux vivaient séparés l’un de l’autre pour cause d’incompatibilité d’humeur, et la femme servait une pension au mari. (En dehors de son traitement, le lieutenant général ne possédait que cent cinquante âmes ; toute