Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/141

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Quoique Chigaleff m’eût reconnu, il fit semblant de ne m’avoir jamais vu, — non par hostilité à mon égard, mais c’était son genre. Alexis Nilitch et moi, nous nous saluâmes sans nous rien dire et sans nous tendre la main. Chigaleff, fronçant le sourcil, se mit à me regarder d’un œil sévère, naïvement convaincu que j’allais décamper aussitôt. Enfin Chatoff se souleva légèrement sur son siège, les visiteurs se levèrent alors et sortirent sans prendre congé. Toutefois, sur le seuil, Chigaleff dit à Chatoff qui le reconduisait :

— Rappelez-vous que vous avez des comptes à rendre.

— Je me moque de vos comptes et je n’en rendrai à aucun diable, répondit Chatoff, après quoi il ferma la porte au crochet.

— Bécasseaux ! fit-il en me regardant avec un sourire désagréable.

Son visage exprimait la colère, et je remarquai non sans étonnement qu’il prenait le premier la parole. Presque toujours, quand j’allais chez lui (ce qui, du reste, arrivait très rarement), il restait maussade dans un coin et répondait d’un ton fâché ; à la longue seulement il s’animait et trouvait du plaisir à causer. En revanche, au moment des adieux, sa mine redevenait invariablement grincheuse, et, en vous reconduisant, il avait l’air de mettre à la porte un ennemi personnel.

— J’ai bu du thé hier chez cet Alexis Nilitch, observai-je ; — il paraît avoir la toquade de l’athéisme.

— L’athéisme russe n’a jamais dépassé le calembour, grommela Chatoff en remplaçant par une bougie neuve le lumignon qui se trouvait dans le chandelier.

— Celui-là ne m’a pas fait l’effet d’un calembouriste, à peine sait-il parler le langage le plus simple.

— Ce sont des hommes de papier ; tout cela vient du servilisme de la pensée, reprit Chatoff qui s’était assis sur une chaise dans un coin et tenait ses mains appuyées sur ses genoux.

— Il y a là aussi de la haine, poursuivit-il après une minute de silence ; — ils seraient les premiers horriblement