Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/144

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demandait un dollar, nous payions non seulement avec plaisir, mais même avec enthousiasme. Nous admirions tout : le spiritisme, la loi de Lynch, les revolvers, les vagabonds. Une fois, pendant un voyage que nous faisions, un quidam introduisit sa main dans ma poche, prit mon peigne et commença à se peigner avec. Nous nous contentâmes, Kiriloff et moi, d’échanger un coup d’œil, et nous décidâmes que cette façon d’agir était la bonne…

— Il est étrange que, chez nous, non seulement on ait de pareilles idées, mais qu’on les mette à exécution, observai-je.

— Des hommes de papier, répéta Chatoff.

— Tout de même, s’embarquer comme émigrant, se rendre dans un pays qu’on ne connaît pas, à seule fin d’ »apprendre par une expérience personnelle », etc., — cela dénote une force d’âme peu commune… Et comment avez-vous quitté l’Amérique ?

— J’ai écrit à un homme en Europe, et il m’a envoyé cent roubles.

Jusqu’alors, Chatoff avait parlé en tenant ses yeux fixés à terre selon son habitude ; tout à coup il releva la tête :

— Voulez-vous savoir le nom de cet homme ?

— Qui est-ce ?

— Nicolas Stavroguine.

Il se leva brusquement, s’approcha de son bureau en bois de tilleul, et se mit à y chercher quelque chose. Le bruit s’était répandu chez nous que sa femme avait été pendant quelque temps, à Paris, la maîtresse de Nicolas Stavroguine ; il y avait deux ans de cela ; par conséquent, c’était à l’époque où Chatoff se trouvait en Amérique ; — il est vrai que, depuis longtemps, une séparation avait eu lieu à Genève entre les deux époux. « S’il en est ainsi, pensai-je, pourquoi donc a-t-il tant tenu à me dire le nom de son bienfaiteur ? »

Il se tourna soudain vers moi :

— Je ne lui ai pas encore remboursé cette somme, continua-t-il, puis, me regardant fixement, il se rassit à sa première place, dans le coin, et me de