Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/153

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— Je suis allée le jeter dans un étang, soupira-t-elle.

Chatoff me donna encore un coup de coude.

— Mais si, par hasard, tu n’avais jamais eu d’enfant, si tout cela n’était que l’effet du délire ? Hein ?

En entendant émettre cette conjecture, mademoiselle Lébiadkine ne témoigna aucun étonnement.

— Tu me poses une question difficile, Chatouchka, reprit-elle d’un air pensif ; — je ne te dirai rien à ce sujet, peut-être bien n’ai-je pas eu d’enfant ; à mon avis, cela n’intéresse que ta curiosité, pour moi peu importe, je ne cesserai pas de le pleurer : ne l’ai-je pas vu en songe ? Et de grosses larmes se montrèrent dans ses yeux. — Chatouchka, Chatouchka, est-ce vrai que ta femme t’a abandonné ? continua-t-elle en lui mettant brusquement ses deux mains sur les épaules et en le considérant avec une expression de pitié. Ne te fâche pas, j’ai aussi mes peines. Sais-tu, Chatouchka ? j’ai fait un rêve : il revient vers moi, il m’appelle de la voix et du geste : « Ma petite chatte, dit-il, viens près de moi ! » J’ai été on ne peut plus contente en l’entendant me nommer sa « petite chatte » : il m’aime, je crois.

— Peut-être qu’il viendra aussi en réalité, murmura à demi-voix Chatoff.

— Non, Chatouchka, cela peut arriver en songe, mais pas en réalité. Tu connais la chanson :

_Je n’ai pas besoin d’un palais,_ _Je resterai dans cette humble retraite,_ _Où je ne cesserai jamais_ _D’appeler les faveurs du Très-Haut sur ta tête._

— Oh ! Chatouchka, Chatouchka, mon cher, pourquoi ne me demandes- tu jamais rien ?

— Parce que tu ne répondrais pas, voilà pourquoi je m’abstiens de t’interroger.

— Je ne parlerai pas, je ne parlerai pas, me mit-on le couteau sur la gorge, je ne dirai rien, reprit vivement Marie Timoféievna. — On peut me brûler vive, on peut me faire souffrir tous les tourments, je me tairai, les gens ne sauront rien !